Quoi de plus symbolique pour un disciple de saint Hubert que de mourir à la chasse, comme si ce moment ultime ne pouvait pas être autrement ? Peut-être Gilbert de Turckheim a-t-il eu le temps d’y songer, le 19 décembre, victime d’un accident cardiaque à l’âge de 80 ans, et de revoir sa vie, une vie tout entière dédiée pour et à la chasse, tout entière pour et dans la nature. Au risque de comparaisons fâcheuses, Gilbert de Turckheim était l’homme de chasse par excellence, et le monde cynégétique français perd là l’un de ses plus solides représentants. Pour cet enfant issu d’une vieille famille alsacienne, la chasse fut un prolongement naturel de l’existence. Quoi de plus normal dans cette région où la chasse des grands animaux est érigée en religion ? La chasse et la vie animale, sauvage, « il aura eu ces deux passions, au plus profond de lui-même », témoigne le lobbyiste Thierry Coste, qui le côtoya pendant plu-sieurs décennies, tant il est vrai qu’il considère Gilbert de Turckheim comme son « maître de chasse ».
Comme souvent dans la vie, une rencontre sera décisive, à la fin des années soixante, pour le jeune ingénieur agronome, celle avec Jacques Renaud, faucon-nier et autoursier passionné, qui venait de créer, en 1968, La Volerie des aigles à Kintzheim, près de Sélestat, en Alsace, dont le succès ne se démentira jamais. Avec son « complice de toujours », il crée La Montagne aux singes, où ils proposent de faire découvrir aux visiteurs, sur 24 hectares, 200 macaques de Barbarie (en provenance du moyen-Atlas marocain), plus communément appelés magots. Le concept est révolutionnaire puisque le public découvre en toute liberté ces singes qui ont la particularité de ne pas être agressifs envers l’homme. Les magots, habitués au rude climat des montagnes marocaines, s’acclimateront sans difficulté à l’hiver alsacien. Le succès est immédiat, à telle enseigne qu’ils essaimeront le concept à Rocamadour (La Forêt des singes), en Allemagne, en Grande-Bretagne (des parcs dont s’occupe aujourd’hui Guillaume de Turckheim, le fils de Gilbert)…
En parallèle, Gilbert de Turckheim pratique, avec Jacques Renaud, l’autourserie, avec perfectionnisme, spécialisant ses oiseaux sur le lapin, et sur-tout le lièvre, dans sa belle propriété de Truttenhausen (la ‘‘maison de Dieu’’ en dialecte alsacien), sur les hauteurs de Barr, dans le massif du mont Saint-Odile… En fait, il pratique presque tous les modes de chasse, avec une préférence pour celle des grands animaux. Plus encore, il ne pouvait concevoir la chasse sans une connaissance approfondie de la nature. « Il passait des heures à observer, à photographier, à comprendre », se souvient Thierry Coste. Il était aussi un infatigable aménageur… Il voulait, disait-il souvent, être « un interprète de la nature ».
Ces connaissances, ces passions, Gilbert de Turckheim les a mises au service des autres puisqu’il fut président de la Fédération des chasseurs du Bas-Rhin (c’est lui qui mettra en place le Fonds alsacien pour la restauration des biotopes), de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (devenu l’OFB), puis, à Bruxelles, à la tête de la Fédération des associations de chasse et conservation de la faune sauvage (FACE) où il a su défendre la chasse avec détermination et une rare diplomatie. Il n’hésitait pas à montrer aux décideurs la nature avec le regard d’un chasseur. On ne compte plus les parlementaires, notamment européens, reçus à Truttenhausen… Il n’hésitait jamais à discuter avec les écologistes, même s’ils avaient, à première vue, de nombreux points de désaccord. L’avenir ? Lui, l’éternel optimiste, était confiant. À ses yeux – et qui pourrait oser soutenir le contraire ? –, l’un des grands enjeux de la nature de demain, et donc de la chasse, était la réforme de la PAC qui devait aller vers une agriculture raisonnée, en vue de restaurer la biodiversité. Un exemple à méditer.