Ingénieur écologue et philosophe, formé auprès des experts du groupe "Grands Prédateurs" aux États-Unis, dans le parc de Yellowstone, Antoine Nochy est l’un des principaux spécialistes de la gestion écologique du loup. Son livre, La Bête qui mangeait le monde, raconte la quête qu'il a menée, en Sherlock Holmes lupin, durant plusieurs mois dans les Cévennes pour réunir les indices et les preuves de la présence du loup sur un territoire qui fut voisin de celui où sévit au XVIIIeme siècle la bête du Gévaudan, et qu'il est revenu coloniser depuis une quinzaine d'années. Aussi passionnant qu'un roman policier de Conan Doyle, ce livre enseigne aussi comment envisager le partage d'un territoire entre l'homme et le prédateur. Une cohabitation qu'Antoine Nochy juge, paradoxalement, non seulement possible mais nécessaire. 

Vous êtes philosophe de formation et ingénieur écologue, comment en êtes-vous venu à vous intéresser à “la bête qui mangeait le monde”, au-delà des mythes et des fantasmes qu’il suscite depuis la nuit des temps ?

Au départ, j’ai une formation de philosophe, jusqu’à une maîtrise sur le thème du monstre chez Aristote. J’étais intéressé par le sujet de l’animal porteur de fantasmes ou d’éléments d’erreur. J’ai grandi dans une famille de scientifiques, de biologistes, et depuis l’enfance j’ai toujours été passionné par les animaux. Cette passion, j’ai voulu la vivre non plus à travers les livres, mais sur le terrain, de plain-pied avec le monde animal et la nature. À vingt ans, j’ai travaillé en Mauritanie, et j’ai découvert que les vieux mythes indigènes qui faisaient état de l’existence de crocodiles dans un pays désertique racontaient une histoire véritable, ce qui corrobore les théories de Claude Lévi-Strauss. De fait, j’ai découvert des crocos en plein Sahara ! Puis, je suis parti pour les États-Unis en 2000, où j’ai intégré les équipes qui travaillaient à la réintroduction du loup, éliminé depuis des décennies, dans le parc de Yellowstone. Au cours de plusieurs séjours, avec le zoologiste Lucyan David Mech et le trappeur Carter Niemeyer, expert de la capture du loup, j’ai étudié et pratiqué sur le terrain la manière de poser des pièges à traces, et les méthodes de capture non léthales ; comment on récupère des éléments hormonaux, comment on met en place des dispositifs d’intervention pour changer un comportement de prédateur qui dérange. Je suis rentré en France puis je suis retourné aux États-Unis pour rejoindre le Predator Control, hors parc, afin d’étudier l’adaptation du loup à l’homme dans un territoire donné et aider les agriculteurs à supporter la présence du prédateur. Juridiquement, les Américains ont été géniaux en mettant en place un système pour ne pas se faire coincer par l’écologie politique. Comment faire quelque chose avec une espèce comme le loup, comment réintroduire les animaux disparus ? Le concept est très simple : le loup est une espèce expérimentale non essentielle. Il faut le connaître scientifiquement pour parvenir à adapter notre comportement à un prédateur opportuniste et intelligent. Je parle d’adaptabilité, pas de compromis, comme en France, où le principe est : je supporte un peu, tu supportes un peu…

Votre expérience américaine vous a fait prendre conscience de défauts dans la perception et la gestion française du “problème loups”…

La France est “le” pays du loup en Europe ; nous avons une histoire millénaire de cohabitation et de confrontation avec lui. L’une des premières grandes institutions nationales a été la création de la louveterie par Charlemagne, qui avait pour mission de contrôler la capacité de nuisance du prédateur. Pas de l’exterminer, de le réguler. Ce qui a été fait durant l’Ancien Régime, jusqu’à la Révolution. Les périodes où l’on constate l’accroissement des attaques, sur les troupeaux principalement, et parfois sur les humains, sont des périodes de crise, guerre, disette, pauvreté. Quand il ne trouve pas de grosses proies à se mettre sous la dent, le loup se nourrit de ce qu’il trouve, jusqu’à des rongeurs ou des grenouilles. Dans cette conjoncture, l’homme – la bergère, le “Petit Chaperon rouge” par exemple – pouvait entrer dans les attributs accidentels de la nourriture du loup. Au XIXe siècle, la politique a changé de nature et de dimension : il n’était plus question de supporter le loup mais de l’éradiquer. Par tous les moyens. La guerre aux loups, afin de moderniser les campagnes, a mis un peu plus d’un siècle pour arriver à éliminer le grand prédateur de notre environnement. Mais il a survécu dans notre imaginaire, le loup est devenu un mythe et un fantasme. On l’a diabolisé comme symbole du mal ou fantasmé comme l’archétype du sauvage. Ces deux attitudes s’affrontent de nos jours : diabolisation ou sacralisation. Le loup ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Il n’est ni méchant ni bon, ni surtout fragile, mais potentiellement dangereux. Avant tout, il est un symptôme de la modification d’un habitus, d’un changement de dynamique de civilisation, un symptôme de la manière dont l’homme pose son empreinte territoriale. Aujourd’hui, les usages anciens de la ruralité se sont perdus et nous avons un changement de paysage majeur. La déprise agricole, l’extension des zones forestières,
des friches, l’abondance du grand gibier, font que le loup revient, alors que nous avons perdu toute connaissance à son sujet. Et pose un problème à une société qui ne sait pas ou ne sait plus comment gérer la résurgence de
l’archaïque au sein de la modernité ! En ce sens, encore, le loup est un symptôme et pose un défi social et politique. Or, je suis forcé de constater que le modèle français de gestion du loup n’est pas adéquat. Les mesures prises, les dispositifs préconisés se révèlent inefficaces, aussi bien pour la
protection des troupeaux que pour la protection du loup.

Parlons chiffres : selon les données officielles, le loup est de retour en France, depuis 1992. À partir du massif du Mercantour, il s’est disséminé peu à peu à travers la France, et nous aurions aujourd’hui une trentaine de meutes, entre 250 à 300 loups répartis dans une trentaine de Zones de présence permanentes (ZPP). Comment parvenir à une cohabitation avec le loup ?

Je pense que pour le nombre de loups, ces chiffres correspondent seulement aux… Cévennes. En réalité, il est bien supérieur tant pour les populations de loups que pour les attaques. On a en principe 310 loups en France au maximum, sur 40 000 km2. Des loups d’origine italienne, en moyenne de 35 kg. Ce chiffre, selon moi, est inférieur à la réalité. Il faut savoir que le loup est un grand voyageur, qui peut parcourir jusqu’à 170 km par jour (exemple que j’ai constaté aux États- Unis) et que son territoire de chasse s’étend de 200 km2 (en France) jusqu’à 1 000 km2 et plus (ailleurs dans le monde). Le front de colonisation est donc destiné à s’étendre. En ce qui concerne la sous-estimation des chiffres, je vais prendre un exemple que je connais bien, les Cévennes, d’où ma famille est originaire, et où je me suis réinstallé à mon retour des États-Unis. Ma région n’est pas cataloguée comme ZPP, alors que les témoignages que j’ai recueillis et les recherches que je mène depuis quatorze ans, attestent la présence des loups depuis de nombreuses années. Un jour d’été, en 2004, je me promène avec mon chien à 1 kilomètre de chez moi. Ma montre marque 16 h 30, il fait très chaud. Mon chien, un Mâtin de Naples, marque soudain l’arrêt et le tient pendant une heure trente ! En contrebas de la position où je suis, il y a un replat et sur celui-ci des rochers. À la fin, un rocher se lève et je découvre que ce que je croyais être des rochers sont des loups ! J’ai interrogé les gens du pays, car le loup, s’il est discret, les fait parler ; j’ai commencé à chercher des traces, j’en ai trouvées. J’ai prévenu les autorités compétentes. On m’a envoyé des spécialistes du parc, qui ne connaissaient pas grand-chose et n’ont pas fait davantage. Depuis, comme  puisqu’il en faut beaucoup pour obtenir le classement en ZPP, condition nécessaire pour que les éleveurs aient droit à des indemnisations en cas de dégâts sur leurs troupeaux. J’ai relevé et photographié des traces en plusieurs lieux, traces qui correspondent aux loups du sud de l’Europe, entre 7,5 et 10 cm en moyenne, jusqu’à 14 et 15 cm. J’ai posé des pièges et aussi difficiles à voir et entendre qu’à capturer. Je n’ai pu obtenir de films ou de photos, et j’en suis, du reste, plutôt content, car le défaut de notre époque est d’accorder une confiance abusive au témoignage de la machine et de l’image, et au spectaculaire. Les images sont la construction de sensations taraudées par les savoirs rationnels. Aux étudiants qui vont travailler avec moi, je vais d’abord apprendre à se méfier des gadgets technologiques. Pour en venir à la cohabitation entre l’homme et le loup, elle est non seulement envisageable mais nécessaire, à condition d’être raisonnée. Défendre son territoire et ses biens, pratique ancestrale, n’a rien de répréhensible, et il est légitime que les éleveurs et agriculteurs protègent leurs troupeaux. Mais il faut arrêter avec le délire de l’extermination. L’élimination n’est ni envisageable ni même praticable. Il existe d’autres moyens de protection (banderoles, chiens de berger, tirs d’avertissement) et, surtout, de dissuasion. Le loup est une machine de guerre, certes, mais d’une intelligence qui lui permet d’apprendre, de communiquer, et d’enseigner à ses congénères. À la notion anglosaxonne de coexistence, qui ne fonctionne pas, il faut préférer la notion française de cohabitation. C’est-à-dire le partage d’un même territoire entre différents usagers. Pour prendre une comparaison, c’est comme un grand appartement où un couple vit avec un gros chien. Si on ne lui a pas appris le respect du territoire, il finira par aller dormir dans votre lit et vous pousser dehors. Ce partage du territoire, le loup est à même de le comprendre. Au demeurant, il peut être présent sur un territoire et ne pas attaquer. Je vis dans les Cévennes depuis dix-sept ans et les loups commencent seulement à s’en prendre aux troupeaux.

Il y a longtemps que je préconise ce que j’ai appris aux États-Unis : la capture non léthale à l’aide d’un piège mobile à mâchoires en plastique, Easy Grap, relié à une chaîne. Une fois l’animal attrapé, endormi, il est équipé d’un collier GPS et relâché là où il a été piégé. Aux États-Unis, 95 % des loups ainsi capturés ne réattaquent plus. Le stress subi est tel que l’animal n’osera plus s’approcher d’un troupeau, et apprendra au reste de la meute à faire de même. Le différentiel du nombre d’attaques entre les États-Unis et la France est éloquent : 300 contre 12 000 pour 2 500 loups répartis sur 200 000 km2 ! Le problème est que le piège Easy Grap est interdit par l’Union européenne, et qu’après une expérience ratée en Savoie et dans le Mercantour, aucune nouvelle expérimentation n’a eu lieu.

Si les aspects négatifs du retour du loup sont bien connus, ses aspects positifs le sont beaucoup moins. Quels sont-ils, selon vous ?

Le loup revient, et les ongulés vont se remettre dans leurs dispositifs de défense. Le loup ramène l’écosystème dans sa définition première, interactionnelle. Il va changer le mode d’occupation du territoire par les proies, et leur mode de déplacement. Ensuite, en prélevant des animaux, il va libérer une ressource de nourriture. D’autre part, le retour du loup est bénéfique pour la santé des écosystèmes, qu’il assainit et vivifie, pour celle des forêts, des sols et des rivières. Il est précieux pour le mode de développement touristique du monde rural. Enfin, je crois qu’il a beaucoup
à nous apporter sur le plan de l’aptitude politique à vivre ensemble, sur la résilience de la faune. À titre personnel, il m’a rendu plus intelligent sur mon histoire et sur l’histoire des paysages.

La Bête qui mangeait le monde de Antoine Nochy
(Arthaud, 280 pages, 19,90 €).