Quel a été votre parcours ?
Mon parcours est particulier, car je suis entré dans le monde de l’aventure un peu par intermittence. J’ai accompagné et guidé des expéditions polaires en parallèle de mes études et de mon métier d’enseignant-chercheur en informatique à l’Université à Strasbourg. Je rendais mon emploi du temps aussi flexible que possible pour pouvoir partir en expédition. À la suite d’un accident sur la banquise, en 2001, lors d’une expédition à ski au nord du Groenland, j’ai décidé de quitter l’université pour ne plus vivre que de l’aventure. Comme le dit Confucius : « On a deux vies, et la deuxième commence le jour où l’on réalise que l’on n’en a qu’une ! »
Comment décrieriez-vous votre rencontre avec le Groenland ? Et qu’avez-vous appris auprès des Groenlandais ?
Le Groenland m’a sauté au cou dès mon premier pas sur cette terre magique ! C’était en été, pour une expédition en kayak : je voulais voir des baleines. Je suis arrivé à Narsarsuaq, j’ai monté mon kayak et suis parti directement au milieu des icebergs. Une navigation dont je me souviendrai toute ma vie. Il faisait gris, mais pagayer au coeur de ces géants de glace aux nuances infinies de blanc-bleu et sculptés par le soleil et les vagues, c’était merveilleux. Je ne saurais dire pendant combien de temps je me suis perdu dans ce labyrinthe avant d’atteindre un petit village. Étourdi par la beauté et la violence du paysage, je sors de mon kayak et demande à un pêcheur qui répare son filet quelle sera la météo pour le lendemain. Il me dit qu’il va faire beau… Je reste perplexe, car le ciel est plombé. Je lui repose la question. Là, il me dit qu’il va pleuvoir ! Un peu confus, je reviens à la charge : va-t-il pleuvoir ou faire beau ? Il me regarde, rit de toute sa bouche édentée et me dit : « Tu verras bien demain ! » Ce fut ma première leçon : « Silarsuaq Sikullu Kisimi Naagalavoq » (seuls le temps et la glace sont maîtres). Impossible de dompter ou même prédire la nature : on doit faire avec. Au fond, plus que les paysages, les animaux ou la glace, ce qui m’a immédiatement touché, ce sont les Groenlandais – ces chasseurs dotés d’une logique désarmante et d’une approche tellement pure de la nature. On ne peut survivre là-bas sans communier avec la nature et sans être totalement humble.
Vous avez d’ailleurs là-bas approché de près le phénomène de la chasse, au point de travailler en anthropologue sur ce sujet…
Un jour, j’ai décidé d’acheter une maison dans un tout petit village perdu au nord du Groenland : Kullorsuaq. Certainement le village le plus difficile d’accès de tout le pays. C’est là que j’ai rencontré la chasse. Depuis le début de mes expéditions, j’ai toujours chassé et pêché pour me nourrir ou pour fabriquer des vêtements – seul but de la mise à mort de l’animal, à mes yeux. Ce qui me plaît dans la chasse, c’est aussi l’observation, et cette dimension de communion avec l’environnement. Mais c’est au Groenland que j’ai réellement adopté la chasse comme moyen de vivre. J’ai participé à toutes les chasses possibles (ours, narval, caribou, bœuf musqué, phoque, morse, perdrix, etc.). Point fondamental : c’est le seul moyen de survivre dans ces régions. La chasse y est pratiquée de manière très traditionnelle. Pour le narval, par exemple, il faut se construire son propre kayak, adapté à sa morphologie, une paire de pagaies spécifique, un harpon à propulseur à main et une bouée en peau de phoque. Ensuite, on va pendant plusieurs jours camper le long d’un cap pour attendre le passage d’un groupe. Dès que le spoteur aperçoit les souffles, les quatre ou cinq kayakistes désignés partent à l’eau et attendent sans faire le moindre bruit, le moindre mouvement d’eau. Lorsqu’un narval passe près du kayak, le kayakiste essaie de le harponner, sans tomber, afin de fixer dans son gras une pointe reliée à la bouée. Cela va le fatiguer, il faudra le suivre et le harponner, peut-être plusieurs fois, avant qu’il ne remonte suffisamment longtemps à la surface pour pouvoir le tuer d’un coup de fusil. Une chasse épuisante, souvent infructueuse, mais qui donne la sensation d’être dans un documentaire de Flaherty… Rien n’a changé ! Mais la chasse a aussi été pour moi l’occasion de percevoir l’incroyable ingéniosité de ces hommes, qui ont adopté le fusil, mais qui ont dû créer des artefacts pour pouvoir optimiser son usage. Le meilleur exemple, c’est le taalitaq, une sorte de petit traîneau doté d’une toile blanche fixée dessus et qui permet d’approcher les phoques sans être vu. C’est une véritable évolution car, avant, il fallait trouver les trous de respiration des phoques, y poser une plume et attendre, le harpon à la main, que l’un d’eux vienne respirer et donc faire s’envoler la plume.
Que pensez-vous du regard porté, sous nos latitudes, sur les pratiques cynégétiques inuites ? Pourquoi ont-elles été stigmatisées ?
En vivant au Groenland, j’ai compris le mal que l’on avait fait à ces populations en les mettant au banc des accusés vis-à-vis de la chasse au phoque. Certaines associations de protection de la nature ont fait un amalgame monstrueux entre la chasse au phoque pour la peau dans la baie du Saint- Laurent et la chasse de subsistance au Groenland – jusqu’à instaurer un moratoire sur la vente de peaux de phoque : un désastre au Groenland. Évidemment, cette loi a été modifiée pour autoriser les Groenlandais à rependre leurs activités, mais le mal était fait ! Depuis, il est impossible d’acheter quoi que ce soit en peau de phoque. L’impact économique a été terrible mais, le pire, ce fut l’impact culturel. Personne n’achètera de chaussures en peau de phoque, alors que le cuir de vache ne pose aucun souci ! La méconnaissance de la chasse a été catastrophique. Les chasseurs ne gagnaient plus d’argent par la vente de la peau, même s’ils étaient toujours obligés de chasser pour survivre. Or, en plaidant la cause des chasseurs, j’ai compris à quel point certains se sont éloignés de la nature. Un seul exemple : une personne qui s’offusquait devant mes images d’un Groenlandais dépeçant un phoque. « C’est horrible, inhumain ». J’explique que là-bas il n’y a rien d’autre à manger, que chacun doit faire office de chasseur et de boucher pour nourrir sa famille. Réponse désarmante : « Pourquoi ne mangent-ils pas du poulet, comme tout le monde ? » J’explique alors que s’il fallait apporter un poulet par famille
et par jour dans mon petit village, qui n’est pas ravitaillé entre novembre et juillet, la logistique serait impossible, qu’ils ne peuvent pas procéder ainsi, etc. Réponse sans appel : « Ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas, c’est qu’ils ne veulent pas. Ils sont trop feignants ». Ce genre de discussion reflète l’éloignement constant des hommes des villes avec la nature.
La chasse, comme mode de vie traditionnel et moyen de subsistance, serait-elle menacée au Groenland ?
La chasse comme moyen de subsistance est et restera irremplaçable ; elle continuera, même si le gouvernement essaie plutôt d’encourager la pêche. Là-bas, on ne trouve pas les vitamines nécessaires à la survie dans les carottes ou les oranges, mais dans la peau et le gras de la baleine ! Il y a beaucoup de donneurs de leçons qui ont des avis particulièrement tranchés sur la question, mais il suffit de passer quelques jours au Groenland pour comprendre que le seul moyen d’y vivre, c’est celui qui existe depuis 4 500 ans. Le Groenland fait partie de ces lieux qui font entendre que la nature est plus forte que l’homme, et que celui-ci doit faire avec ce qu’elle lui propose.
Comment les chasseurs groenlandais jugent-ils les étrangers venus chez eux tirer un ours, par exemple ?
Les Groenlandais accueillent volontiers les chasseurs du monde entier, mais il va falloir TOUT manger ! La chasse pour le trophée n’est pas inscrite dans leur ADN. En revanche, vous ne pourrez pas y chasser l’ours : c’est beaucoup trop précieux à leurs yeux, pour différentes raisons d’ordre culturel. Cela fait partie d’un rite de passage.
Quel rapport les Inuits entretiennent-ils avec la nature, face à l’emprise grandissante de la modernité ?
Comme pour tous les peuples animistes, chez eux, l’homme et la nature ne font qu’un. On ne parle pas de l’homme et de son environnement. Il n’y a même pas de mot pour désigner cela. L’homme fait partie de son environnement au même titre que l’ours, le caillou, le chemin qui nous mène en haut de l’iceberg. La nature est en eux, et ils savent que de la survie de celle-ci dépend la leur. Les Inuits ont survécu grâce à leur stupéfiante capacité d’adaptation. C’est pour cela qu’ils sont si forts, qu’ils peuvent mettre à profit les technologies les plus récentes tout en conservant leur mode de vie traditionnel. Il n’est pas rare de voir un Groenlandais à la chasse au narval, avec son harpon traditionnel et son kayak en peau de phoque, retirer soudain ses gants en peau d’ours pour laisser un message sur Facebook…
Qu’en est-il de leur relation au chien ? Est-elle très différente de la nôtre ?
Je dirais qu’ils entretiennent un rapport de travail avec leurs chiens. Ils les aiment, prennent soin d’eux, savent qu’ils sont extrêmement précieux. Un bon chien vous sortira des difficultés de la banquise ; un mauvais vous poussera dans les pièges de la glace fragile. Ils consacrent beaucoup de temps à les entraîner à cette fin, mais également pour la chasse de l’ours, la traction du traîneau, etc. Ils les respectent au plus haut point ; ils leur donnent toujours à manger en premier, par exemple. En revanche, les chiens restent dehors toute l’année, et si l’un d’eux pose problème, ils n’hésitent pas à l’abattre. De même, si l’on se perd en traîneau et qu’il n’y a
plus rien à manger, on mangera les chiens. C’est toujours cette différence entre le fait d’évoluer dans une nature ‘‘facile’’, la nôtre, ou dans une nature ‘‘exigeante’’, celle des pôles. Vivre, c’est aller à l’essentiel.
Quelles sont vos fonctions au sein des Croisières du Ponant ? Vous arrive-t-il, dans ce cadre, de rencontrer d’autres peuples chasseurs ?
Je suis directeur des croisières expéditions et directeur du développement durable pour Ponant. Mes projets se résument ainsi : tout faire pour réconcilier l’homme (nos passagers) avec la nature. Arriver à leur faire retrouver leur place dans cette nature véritable et sauvage. Je suis donc à la recherche de régions isolées où l’on pourra confronter nos passagers avec un environnement dominant. Lors de chaque voyage ou reconnaissance, je rencontre des populations intimement liées à la nature et donc à la chasse. Qu’il s’agisse des Indiens d’Amazonie, des Bijagos, des Indiens Hadza ou des Inuits, ils ne vivent pas dans la nature, ils vivent DE la nature, ce qui les rend bien plus humbles que nous. Et c’est forcément un sujet qui lie tous ces peuples. La chasse, c’est savoir quoi, quand et comment prélever quelque chose de cette nature en la préservant au maximum. C’est bien loin de notre façon de surconsommer et de surproduire.
Vivez-vous encore au Groenland huit mois sur douze ? Cela doit exiger une sacrée organisation…
En ce moment, je suis beaucoup en voyage autour du monde et en France. Mais j’ai toujours ma petite maison rouge, au bord de la banquise… Bientôt, sans doute, je retournerai, avec ma famille, m’abriter là-haut !