Pour ceux qui en douteraient encore, les attaques incessantes que subit le monde de la chasse sous nos latitudes doivent être entendues et examinées dans une perspective bien plus large que celle de l’opposition classique – et presque désuète – entre pro et anti. Osons le dire : à l’échelle de la nouvelle vague révolutionnaire portée par le progressisme radical, et dont le wokisme est l’un des noms, la culture cynégétique n’est rien d’autre qu’un épiphénomène qui, si l’on n’y prend pas garde, finira tôt ou tard par disparaître. Afin de comprendre comment l’existence de la chasse s’insère dans un tel contexte idéologique, nous sommes allés interroger l’un des esprits les plus vifs et courageux de la scène intellectuelle actuelle, l’essayiste Mathieu Bock-Côté. Collaborateur du Figaro et chroniqueur de CNews, notamment, ce Québécois à l’accent inimitable et à la pensée limpide n’hésite pas à plaider pour une défense de la chasse fondée sur la passion, la culture, l’art de vivre, affirmant à notre adresse et avec force raison : « C’est votre droit à exister en tant que chasseurs qu’il s’agit de préserver ! »

Êtes-vous familier de l’univers de la chasse ?

Indirectement. Je ne chasse pas moi-même, mais, du côté de ma mère, beaucoup chassent ou chassaient. Mes oncles habitent le Québec rural et la chasse appartient à la culture de ce milieu. Quand j’étais petit, certains de mes oncles avaient toujours le fusil dans leur voiture, au cas où ils croiseraient quelque gibier… Du côté de mon père, on ne voit les animaux que lorsqu’ils sont dans l’assiette (rires) ! Au Québec, où l’orignal est le gibier par excellence, nous sommes tous à deux ou trois générations de la terre : la chasse n’est pas étrangère à l’imaginaire collectif. Adolescent, j’ai accompagné l’un de mes oncles, et j’ai constaté que je n’étais pas le plus doué pour la chose… Une anecdote au sujet de l’orignal : un jour, à 11 ou 12 ans, dans le village de ma grand-mère, je me suis fait renverser par un camion. J’avais traversé la route sans prendre garde et, là, je fais un vol plané et j’atterris sur le capot… manquant de me faire embrocher par la tête de l’orignal que transportait le véhicule ! Je suis donc passé à quelques centimètres d’une carrière avortée, à cause d’un buck (éclats de rire) !

Selon vous, est-on en droit de considérer que la remise en cause de la légitimité de la chasse relève d’une lame de fond visant à ‘‘repenser’’ – sinon à détruire – tout notre rapport à l’animal et à la nature ?

Absolument. Cela s’appuie sur la logique décoloniale qui s’applique actuellement à tous les domaines de l’existence. Il faut décoloniser non seulement le monde pour le délivrer de l'Occident, mais, à l’intérieur même de l’Occident, le rapport de l’homme à la femme, du parent à l’enfant, et, à présent, le rapport à l’animal. Les antispécistes font des animaux la nouvelle catégorie à libérer de la domination de l’homme. Ce n’est pas simplement la réaction de certains individus effarouchés devant la mise à mort d’animaux par l’acte de chasse : c’est une dimension très idéologique. Les antispécistes portent le projet jusqu’au bout, mais, à travers tout ça, c’est cette espèce de folie antioccidentale qui se déploie, et qui s’en prend à tout ce qui peut être associé à un mode de vie, des mœurs, un univers traditionnels. Or, la chasse fait partie des cibles de cette détraditionalisation du monde. J’ajoute d’ailleurs que c’est souvent lié à une vision désincarnée de la nature : des militants qui regardent des arbres devant leur ordinateur, et qui en aiment passionnément l’image virtuelle… En outre, pour eux, l’homme est toujours de trop ; quelqu’un comme Will Kymlicka, par exemple, un philosophe assez influent, hélas, va chercher à penser le droit des bêtes comme la nouvelle catégorie des droits de l’homme – mais ces droits s’affranchissent justement de la figure de l’homme. Il s’agit donc d’un univers idéologique qui n’hésite pas à diaboliser ceux qui n’entrent pas dans son cadre. La chasse doit périr pour qu’advienne le nouveau monde.

C’est la fameuse déconstruction, qui est en fait de la destruction…

Il y a une hypnose du néant, une déconstruction ivre d’elle-même, et qui veut aller jusqu’au bout de sa logique. Mais elle ne peut avoir de sens que si c’est une étape. Ce qui est intéressant, c’est qu’un nouvel ordre, autrement plus rigide, est en train de s’imposer, dans lequel il y aura beaucoup moins de libertés… Les débats autour de l’identité sexuelle sont à ce titre un révélateur essentiel de la nature religieuse de cette révolution : il faut ramener l’homme avant la Chute ; on ne comprendra pas sans cela la fascination pour la fluidité identitaire, le non- binaire, l’incatégorisable, le magma originel, avant la division du monde entre civilisations, peuples, sexes, mais aussi entre l’homme et l’animal – le tout présenté dans le langage de l’émancipation. Pensons au transhumanisme… C’est la fascination démiurgique. Qu’on soit croyant ou non, quand l’homme se prend pour Dieu, il y a un problème ! Dans la production de viande de synthèse en laboratoire – une viande purifiée, aseptisée, délivrée de tout rap-port authentique à la nature –, il y a une intention de maîtrise intégrale des processus de la création. Sans parler des enfants… C’est la même logique qui se déploie, celle de la désincarnation, de la détraditionalisation et, pour nous, de la désoccidentalisation. C’est ce qui habite le fondamentalisme de la modernité et, dès lors, il y a une intolérance du monde moderne à tout ce qui lui résiste, directement ou indirectement. Toute trace du prémoderne est vue comme un affront : les codes sociaux et culturels traditionnels, tout le complexe des ritualisations qui structurent symboliquement l’existence humaine – mariages, funérailles, etc. –, le patriotisme… Évidemment, le monde de la chasse est à la fois une cible et une victime collatérale de cet ample phénomène. Mais, sur un tout autre plan, on constate que la biologie elle-même est en train d’être discréditée à certains égards : si jadis les Soviétiques avaient banni la génétique parce qu’elle entrait en contradiction avec le marxisme-léninisme, aujourd’hui c’est au tour de la biologie qui affirme l’existence de l’homme et de la femme d’être bannie ; reste à fabriquer un savoir ‘‘scientifique’’ plus conforme aux exigences idéologiques de l’ordre nouveau… C'est le retour du lyssenkisme.

Comment cet ordre nouveau, justement, s’impose-t-il ?

Par ce que j’appelle l’idéologie diversitaire : dans cet esprit, l’Occident a fait tant de mal qu’il doit s’abolir lui-même pour que le monde renaisse à la lumière de la révélation diversitaire, qui est une sorte de révélation religieuse. Le péché originel est porté exclusivement par la civilisation européenne, et, en elle, particulièrement par l’homme blanc, hétérosexuel, de plus de 50 ans, qui monopolise la figure du mal ; or, c’est en programmant sa propre extinction qu’il pourra libérer l’humanité. À partir de ce constat, on observe des comportements sociaux très étranges. Pendant la Révolution, il y a eu la Nuit des privilèges ; eh bien, il y a maintenant ce que je nomme la Nuit du privilège blanc. Singulièrement en Amérique du Nord, ceux qui souhaitent survivre dans le système médiatique par exemple doivent passer par l’étape de l’autocritique, et se présenter publiquement en disant : en tant que blanc en adéquation avec mon identité hétérosexuelle, je suis conscient de mes privilèges, je les déconstruis, je m’accuse, etc. –, afin d’espérer devenir un allié des minorités au sein du régime nouveau qui s’installe. Le concept de rééducation redevient légitime. Il faut donc vouloir s’annihiler en quelque sorte, pour conserver son droit d’exister dans le camp du bien ; sinon, on fait partie des catégories résiduelles, du bois mort de l’humanité. Après celles de 1793, de 1917 et des années 1960 avec le maoïsme, il y a aujourd’hui une quatrième vague totalitaire, portée par le wokisme. Nous avons le devoir d’en décrire les modalités.

Les bouleversements que notre relation ancestrale à l’animal subit actuellement sont donc aussi liés, pour vous, à la progression du wokisme…

Oui. En fait, le néoprogressisme se cherche toujours une nouvelle figure minoritaire à affranchir. Ce faisant, il en vient nécessairement à vouloir détruire toute idée de norme. Par exemple, le philosophe espagnol Paul Preciado explique qu’il faut cesser de dire qu’il y a un privilège des gens qui marchent par rapport aux gens qui sont en fauteuil, car la vie bipède ne vaut pas plus que la vie en fauteuil ; idem pour les sourds : il y a une identité de la surdité – pour-quoi devrait-on chercher à la guérir ? Or, en réfutant toute idée de normalité, on peut multiplier les catégories à libérer. L’animal est à cet égard le candidat idéal parce que, ne parlant pas, on peut lui prêter toutes nos intentions. Le réel, ce grand vérificateur, ne remplit plus son office. Par ailleurs, presque tous les mouvements révolutionnaires se heurtent à ce problème de la parole. Lénine le disait déjà en son temps : la classe ouvrière ne peut pas accéder à la conscience révolutionnaire par elle-même ; d’où la nécessité du parti, composé d'intellectuels, qui seul interprétera la vérité révolutionnaire. Ce phénomène est une constante dans l’histoire du progressisme radical. Les racialistes qui, aujourd’hui, prétendent parler au nom des minoritaires ne font pas autre chose. Alors, les animaux ! Appliqué à ces derniers, le wokisme se présente comme seul capable d’interpréter directement la psychologie de… la limace, par exemple (rires)

« Retardataires de l’histoire », selon votre mot, les chasseurs sont-ils condamnés sans recours ?

Dans le contexte du régime qui s’installe, oui. Cependant, rappelez-vous un mouvement comme CPNT, dans les années 1990 : il y avait là une forme de résistance, qui affichait une identité vraiment incarnée dans un rapport au monde. Le drame, à présent, c’est la tentation des retardataires de l’histoire de vouloir à tout prix affirmer leur modernité, s’accommoder avec un régime qui leur retire a priori toute légitimité, alors qu’ils devraient plutôt remettre en cause et réfuter l’acte d’accusation lui-même, celui qui les condamne sans recours.

La chasse est souvent réduite à son utilité pour la collectivité. Or, en tant que chasseurs, nous chassons par passion, par culture. Est-ce encore un argument audible ?

Il devrait l’être ! Toute la question est de savoir si la seule manière de défendre la chasse consiste à plaider pour son utilité sociale dans l’ordre qui s’installe, notamment à travers sa fonction de régulation des espèces. C’est un argument audible dans un certain débat public, mais il est très insuffisant. C’est une identité incarnée qu’il faut plutôt défendre, celle du plaisir, de la passion, des mœurs, des traditions, de l’art de vivre – arguments, il est vrai, parmi les moins recevables aujourd’hui s’ils viennent de l’Occident, car on a systématiquement le sentiment que celui-ci justifie ainsi son égoïste privilège. Et pourtant je pense que, concernant la chasse, c’est l’unique façon de résister à l’idéologie qui se déploie. Pour soutenir un discours aussi fort que ça, il faut d’abord assumer ses propres assises existentielles. La négation ou la relégation au second plan de sa propre légitimité constitue la première étape de sa disparition.

Parlant de la chasse, Yannick Jadot a déclaré que « la mort des animaux ne peut pas être un loisir ». Que vous inspire cette réflexion ?

C’est de la bêtise… Cette façon de se présenter comme un missionnaire de la libération du règne animal, c’est de l’écologie de carton-pâte. Il y a un paradoxe chez les écologistes contemporains : ils sont au fond assez indifférents à la nature, sauf à l’avenir de ‘‘l’écosystème global’’ ; la nature, telle qu’elle se présente sous ses nombreux visages, dans ses manières d’être habitée, ça ne préoccupe absolument pas quelqu’un comme Yannick Jadot. Sandrine Rousseau – comment ne pas la nommer – pense que l’écologie n’est pas seulement la défense de l’environnement. Pourtant, défendre « la beauté du monde », comme le dit Alain Finkielkraut, ce ne serait déjà pas si mal ! Hélas, ces gens préfèrent être à l’image de la pastèque : verts à l’extérieur, rouges à l’intérieur ; ils sont bien davantage passionnés par la déconstruction de l'identité sexuelle, le multiculturalisme, l’abolition des frontières et tout ce qui implique une forme d’anticapitalisme, que par le souci de l’environnement. Autre reproche que je leur adresse volontiers : ils sont toujours si prisonniers de l’esprit de sérieux ! Vécue à leur côté, l’immortalité que nous promet le transhumanisme serait sans doute le pire des cauchemars (rires)

Un conseil aux chasseurs, pour terminer ?

Bien plus que sous l’angle de la rationalité technocratique, défendez sans relâche la chasse comme passion, comme art de vivre ! C’est votre droit à exister en tant que chasseurs qu’il s’agit de préserver !