Parfois, le hasard peut bien faire les choses. Un entretien était programmé, voilà plusieurs mois, avec Pierre Dubreuil, directeur général de l’Office français de la biodiversité (OFB). Entretemps, depuis le 4 janvier exactement, celui qui a passé, notamment, plus de vingt ans à de nombreux postes de direction au Muséum d’histoire naturelle, a été appelé, par le président de la République, à la direction générale du Domaine national de Chambord. OFB/ Chambord : c’est, en quelque sorte, avec cette double casquette qu’il nous a reçus. De sa présence à l’OFB, il livre les enseignements, tout en dressant les grandes lignes du Chambord de demain.

Comment en êtes-vous venu à la chasse, et quels modes de chasse ont votre préférence ?

J’y suis venu de deux façons. J’ai des origines rurales. Mon père était vétérinaire à Ballon, dans le nord de la Sarthe, où j’ai vécu mes quinze premières années. Je l’accompagnais à la chasse en forêt de Bonnétable, où je chasse toujours. J’étais rabatteur : à l’époque il y avait très peu de sangliers, surtout du petit gibier, mais beaucoup de chevreuils… Ensuite, j’ai eu une vie essentiellement urbaine, liée à ma carrière ; j’ai un peu perdu le contact avec la chasse… jusqu’à ce que se préfigure l’OFB, en 2018, et que j’en devienne directeur général, un an plus tard. C’est là que j’ai décidé de passer mon permis de chasser – non que j’y étais obligé, mais il me semblait naturel que la personne qui avait vocation à délivrer les permis de chasser en soit elle-même détentrice. Et, depuis, je dirais que je suis un… jeune chasseur passionné ! La chasse étant plurielle, je suis loin d’en avoir épuisé toutes les pratiques ; néanmoins, si je devais avancer une préférence, ce serait l’approche, et particulièrement en montagne, parce qu’elle nécessite beaucoup d’effort et de discipline. Je garde des souvenirs inoubliables d’approches de chamois et de mouflons dans les Vosges… J’aime aussi le drücken, la ‘‘poussée silencieuse’’ germanique ; je pratique également la battue.

La chasse est une activité utile, parce qu’elle permet de réguler certaines espèces, etc. Mais avant d’être utile, elle est d’abord une culture. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?

Les deux approches peuvent et doivent s’articuler. En un sens, la chasse est d’abord un plaisir, l’expression d’un art de vivre. C’est assurément cette dimension qui fait qu’un chasseur prend son permis, se forme, etc. D’ailleurs, pour comprendre le sens de cette passion, singulièrement dans notre pays, il faut avoir à l’esprit qu’elle traverse les âges : elle est inscrite dans l’histoire de France, monarchique comme républicaine. On sait que la chasse est devenue populaire grâce à la Révolution, et l’on ne peut rien y entendre si l’on ne s’intéresse pas à ce que le déduit représentait sous l’Ancien régime. Marc Bloch disait qu’on ne comprend rien à l’histoire de France si on ne comprend pas que c’est à la fois le baptême de Clovis et la Fête de la Fédération. De même pour la chasse : il convient de l’approcher comme une totalité, et donc de la revendiquer, de l’assumer comme culture et transmission. Ensuite, il y a l’argument de la régulation. Une fois qu’on a dit qu’il n’était pas premier, cela reste important de faire comprendre que réguler, et donc tuer certains animaux, est nécessaire à l’équilibre de la biodiversité. À défaut, la forêt se porte mal, l’agriculture subit les dégâts du gibier… Notre société a parfois du mal à saisir cette logique – notamment parce que la culture des armes tend à disparaître, alors qu’il y a peu encore le service militaire et la chasse elle-même la rendaient ‘‘familière’’, en quelque sorte. C’est une question d’interaction entre l’homme et l’animal : cela, nous devons l’expliquer, contre, au demeurant, les tenants du réensauvagement qui, eux, militent contre le principe de la régulation. Par conséquent, la chasse ‘‘utile’’ et la chasse ‘‘plaisir’’ doivent à mes yeux être considérées ensemble. Dernière précision : la cynégétique est un loisir aussi respectable que les autres. Il existe une Alliance des sports de nature au sein de laquelle on trouve la chasse, la randonnée, l’équitation, le VTT… Or, tout cela est régi par le code de l’environnement. La chasse est donc, elle aussi, très encadrée juridiquement. Lorsqu’on est chasseur, c’est que l’on veut vraiment l’être.

Quels sont les principaux freins à l’acceptabilité de la chasse, aujourd’hui, sous nos latitudes ?

Je pense qu’il y a d’abord le phénomène du déracinement. Nous avons tous des origines rurales, mais beaucoup l’ont oublié. C’est même plus profond encore. Nous vivons dans une société de consommation mondialisée qui considère la nature comme un bien consommable. On l’a vu à la fin du Covid : les gens sont retournés dans la nature, considérant que ça avait été un bien de consommation dont ils avaient été privés, et qui, pourtant, appartenait à tout le monde. Le gratuit et le commun devraient être préservés ; au contraire, ils sont surexploités. Cela pose de vrais problèmes de partage de l’usage de la nature. Aujourd’hui, beaucoup de gens considèrent que la nature est à eux, méconnaissant la différence entre propriété publique et privée… Or, les ¾ des territoires sont privés. Nous sommes confrontés à des représentations très différentes de la nature. L’acceptabilité de la chasse ? Il y a deux postures. Il y a celle de la citadelle assiégée, celle que j’appelle du dernier des Mohicans, qui considère que de toute façon c’est fini ; c’est une posture défensive et souvent victimaire. Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne stratégie. Les Français ne sont pas contre la chasse. 10 ou 20 % le sont peut-être ; autant sont prochasse ; le reste est indifférent. Je crois qu’il faut lutter intelligemment, en comprenant la société et les enjeux de la modernité, épouser en somme une position pédagogique qui passe par l’affirmation sans agressivité de la connaissance de la nature par les chasseurs. Beaucoup de jeunes sont sensibles au localisme, à la chasse éthique et durable…

Certains nourrissent quelques inquiétudes quant à l’avenir de la représentation de la chasse au sein de l’OFB, donc au sein de l’appareil régalien. Qu’en pensez-vous ?

Soyons factuels. La représentation cynégétique était majoritaire au sein de l’Oncfs ; elle est désormais minoritaire au sein de l’OFB : il y a trois représentants du monde fédéral dans sa gouvernance sur quarante-trois. Cela est lié aux accords qui sont à l’origine de la création de l’OFB voulue par le président de la République, lesquels supposaient un renoncement à la maîtrise de la gouvernance, en échange d’un abaissement du prix du permis national, de plus de prérogatives pour les fédérations départementales, etc. Quant à moi, je me suis attaché à faire que l’OFB demeure l’établissement public de la chasse grâce à la loi. Cette dimension régalienne de l’OFB est palpable à plusieurs égards : c’est l’OFB qui délivre le permis de chasser, titre sécurisé qui vaut permis de port d’arme. On ne le sait pas forcément, mais ce qui existait à l’Oncfs existe toujours à l’OFB. Ensuite, il y a la police de la chasse, soit 1700 agents. Si l’on constate une dilution des missions de police – les agents ne s’occupant pas seulement de
la chasse –, il s’agit aussi d’une activité régalienne qui se retrouve, élément important, sur le terrain. Quels que soient les débats sur la police rurale, l’OFB, c’est la police de l’environnement. En outre, l’OFB assure des missions qui ne relèvent pas du régalien, mais qui sont inscrites dans la loi : je pense au travail d’expertise mené sur le suivi d’espèces chassables – cervidés, sanglier, bécasse, etc. – et non chassables, à travers notamment des études ou des formations professionnelles. Enfin, également inscrite dans la loi, il y a l’écocontribution : 5 euros par permis validé, auxquels l’État ajoute 10 euros – soit environ 16 millions par an destinés à alimenter des projets soumis à l’expertise de l’OFB et qui contribuent directement à préserver la biodiversité, à travers, théoriquement, des partenariats territoriaux entre les chasseurs, les associations de protection de la nature, les gestionnaires d’aires protégées, etc. Cela se met en place progressivement, non sans obstacle car il est parfois difficile de faire œuvrer ensemble certains partenaires, mais, personnellement, j’y crois sur le long terme. Il ne faut jamais renoncer au dialogue.

Est-il selon vous possible d’envisager un retour de la chasse du loup en France, sous la forme du plan de chasse ?

Le loup est un animal mythique qui déchaîne certes les passions, mais il faut être factuel. C’est une question complexe et sérieuse. Beaucoup de gens avancent des chiffres… sans préciser leurs méthodes de ‘‘comptage’’. Le suivi – et non le comptage – de la population de loups est une mission de l’OFB. Il repose sur un modèle mathématique créé il y a 30 ans par le CNRS et qui permet de formuler des estimations d’une année sur l’autre à partir des indices recueillis sur le terrain. L’OFB n’est donc pas à l’origine de ce modèle ; il en est l’opérateur. Ensuite, parmi les 4500 contributeurs du réseau loup en France, l’OFB et les parcs nationaux ne représentent que 25 %. Le reste, ce sont des agriculteurs, chasseurs, louvetiers, associations… C’est très partenarial, et cette année nous avons triplé les formations destinées aux personnes qui participent à la collecte d’indices. Pour cette année, justement, les estimations officielles indiquent que nous sommes
passés de 600 à 900 individus en France – avec une marge d’erreur de plus ou moins 30 %. Pourquoi une marge aussi importante ? Trois causes : la dispersion de l’espèce ; une augmentation du nombre de meutes de 30 % dans quelques départements ; et une hausse des tirs de prélèvement.
L’évaluation est donc rendue encore plus difficile. Cela étant, même si nous ne sommes pas infaillibles, je tiens à rappeler que nous nous appuyons sur des protocoles validés par la communauté scientifique. Quant à savoir si le loup pourrait redevenir chassable en France, j’en doute fort. La convention de Berne et les directives européennes sont de puissantes armes qui protègent l’espèce…

Quel est votre programme pour Chambord où vous venez d’être nommé ? Quels sont les enjeux écologiques et cynégétiques ?

D’abord, je voudrais rendre hommage à Jean d’Haussonville qui, en 13 ans, a accompli un travail extraordinaire à Chambord, à la hauteur de ce lieu unique, au rayonnement international. Naturellement, j’ai à coeur de consolider son bilan mais aussi, c’est le sens de ma mission, de faire entrer Chambord dans le siècle de la transition écologique. Qu’est-ce à dire ? Nous devons viser une double excellence : écologique et cynégétique. À cause du changement climatique et d’un certain déséquilibre sylvocynégétique, la forêt du domaine est touchée. Beaucoup l’ignorent, mais c’est une réalité. Il nous faudra donc notamment corriger sa gestion des populations de sangliers et cervidés. Bien entendu, l’histoire de Chambord est liée à la chasse – et c’est un lien que je veux absolument préserver. La chasse est d’ailleurs un levier de mécénat très important, à Chambord comme à Rambouillet, un mécénat dont la recherche sera évidemment poursuivie. Mais je souhaite que la pratique de cette passion soit aussi éthique et durable que possible, que l’acte de chasse, qui est certes plaisir, soit d’abord utile à la forêt et à la biodiversité qu’abrite le domaine, le tout dans le respect de l’animal mais aussi des règles de sécurité. C’est cela, l’excellence cynégétique. Ensuite, l’excellence écologique à Chambord passe par le travail de séquestration du carbone forestier que j’ai soutenu en tant qu’administrateur et qui, maintenant, doit être mis en œuvre. Cela signifie également excellence énergétique : recours à la géothermie pour le rez-de chaussée du château par exemple, au photovoltaïque ailleurs pour éviter les concentrations de CO2, etc. Bien sûr, au-delà de l’agroécologie, de la permaculture qu’il faut continuer de soutenir, il y a aussi tout un travail de recyclage des déchets à réaliser. Une tâche qui semble ingrate, mais qui conditionne, parmi d’autres, l’entrée de Chambord dans le siècle de la transition écologique. Car Chambord, fabuleux symbole de la rencontre entre culture et nature, c’est l’État : à cet égard, il doit être exemplaire à tout point de vue.