Originaire d’Auvergne, installé en région parisienne, Bertrand Alliot – 44 ans – est directeur de la valorisation de la recherche à l’université Gustave Eiffel de Marne-la-Vallée. De formation environnementaliste, ce docteur en science politique (son sujet de thèse portait sur l’écologie) se qualifie lui-même de « naturaliste amateur » : durant 30 ans, il s’est investi dans des associations de protection de l’environnement, et, notamment, à la LPO, dont il fut, pendant 15 ans, administrateur national. Dans son livre Une Histoire naturelle de l’homme (L’Artilleur), il nous propose entre autres une féconde réflexion sur ce que signifie être ‘‘naturaliste’’, posant en sous-titre de son ouvrage – rédigé d’une très belle plume – la question suivante : « L’écologie serait-elle une diversion ? » Entretien avec un « contemplatif » qui oppose, aux querelles idéologiques, le sens de la nuance dont nous manquons si cruellement aujourd’hui…

Comment l’amour de la nature est-il né en vous ?


À l’âge de 12 ans, avec ma classe, nous sommes allés visiter La Montagne de la Serre où le Centre ornithologique d’Auvergne (COA) faisait, à l’automne, un suivi des oiseaux migrateurs. Nous n’avions pas vu beaucoup d’oiseaux ce jour-là, mais je me sou-viens des milans qui nous avaient survolés et des mésanges huppées que les ornithologues avaient prises dans leurs filets pour les baguer. J’ai été tout de suite fasciné par la gent ailée et, quelques semaines plus tard, je décidai d’adhérer au COA (qui deviendra plus tard la LPO Auvergne). C’était le temps de la découverte ; chaque nouvelle espèce reconnue était une source de joie.


Qu’est-ce qu’un naturaliste, à vos yeux ?


Le naturaliste est d’abord celui qui s’intéresse à la diversité du vivant. Il aime mettre de l’ordre dans le grand arbre de la vie, répertorier, décrire et classifier pour comprendre comment est organisé le monde du vivant. Comme le philatéliste ou le numismate, il est un grand passionné de diversité et il réalise des collections. Les très nombreux Muséums d’histoire naturelle témoignent de leurs ‘‘grands travaux’’. Lorsque l’essentiel du travail est fait, apparaissent des naturalistes amateurs qui se plaisent à parcourir la nature pour reconnaître les espèces et découvrir les perles rares. Ils réalisent des collections virtuelles en cochant leur liste d’espèces. Ensuite, le naturaliste s’éloigne un peu de sa passion pour l’identification et la classification pour s’intéresser à la biologie, aux comportements, à la répartition dans l’espace et le temps des espèces qu’il a appris à reconnaître.


Le naturaliste est-il nécessairement un militant, à l’image d’un Pierre Rigaux ?


Il y a beaucoup de naturalistes demeurant en dehors du champ militant. Le naturaliste est d’abord un scientifique et celui-ci, comme je l’explique dans mon livre, est un être ‘‘contemplatif’’ qui s’est détaché du monde pour l’étudier et le comprendre. En devenant militant, il ‘‘retombe dans l’arène’’ et quitte le domaine de la science pour se soumettre aux passions… Je connais très peu Pierre Rigaux. J’ai dû visionner deux de ses vidéos et j’ai compris qu’il était antichasse. J’ai eu le sentiment qu’il était de ces personnages qui ont toujours tendance à s’acharner sur un ennemi et à voir le bien d’un côté et le mal de l’autre… La couleur dominante n’est pour moi ni le blanc ni le noir, mais le gris. Je préfère la nuance.

Quel regard portez-vous sur la chasse ?

Je pense qu’il est inutile de vouloir juger les passions d’autrui. Pourquoi certains aiment collectionner les timbres, les autres mettre un ballon dans un panier ? C’est assez mystérieux. En tout cas, chaque passion s’inscrit dans un univers particulier. Je comprends tout à fait qu’on puisse aimer chasser et la mise à mort d’un animal n’est pas un élément qui me choque… À vrai dire, les naturalistes ont assez peu de sensibilité pour l’animal (en tant qu’individu j’entends) et, dans leurs réserves, ils pratiquent sans état d’âme la régulation d’espèces. Dans les associations de naturalistes, le thème du bien-être animal est très récent, mais, que voulez-vous, les vieilles sociétés savantes se sont transformées en ONG qui sont sensibles à l’air du temps… Elles s’engouffrent avec une facilité déconcertante dans toutes ces modes qui veulent nous empêcher de jouir de la vie. Il n’y a bien sûr aucune contradiction entre la pratique de la chasse et l’amour de la nature. L’animosité contre la chasse de certains écologistes ou naturalistes (et inversement) est simplement expliqué par des ‘‘conflits d’usage’’. Offrez un seul terrain de jeu à une équipe de foot et à une équipe de rugby, elles se chamailleront constamment en dénigrant la passion de l’autre…

Dans votre ouvrage, vous posez les bases d’une « histoire naturelle de l’homme ». De quoi s’agit-il ?


La première chose à comprendre est que l’homme est un être vivant ordinaire… La seconde est que l’homme en est parfaite-ment conscient, contrairement aux autres espèces. Cet état de conscience implique que l’être humain va s’inventer des histoires pour sublimer la réalité et pour dissimuler sa médiocrité animale. Pour l’expliquer simplement, j’aime bien donner l’exemple de l’ours. Dans notre imaginaire, il fréquente les bois et les forêts et pêche le saumon dans les rivières. Dans la réalité, on le retrouve souvent au milieu des décharges qui lui offrent une nourriture accessible sans effort. Nous sommes comme lui : nous aimons le confort, la facilité, le bien-être matériel. La différence est que nous avons des pudeurs et que nous dissimulons notre trivialité en parlant de notre grandeur. Autrement dit, nous ‘’chantons’’, nous mettons en place des ‘‘récits’’ (ou des mythes) qui ‘‘subliment’’ ou cachent une ré-alité désobligeante. Pour étudier l’homme, il faut se méfier de ce qu’il dit ou écrit, particulièrement lorsqu’il parle de lui-même, notamment dans le cadre des ‘‘sciences humaines’’. Celles-ci ne sont souvent absolument pas des études objectives sur l’homme, mais des chapitres d’un grand récit mythologique… La ‘‘science’’, dans ce contexte, est un producteur de mythes incomparable… Finalement, pour comprendre les hommes, il faut se boucher les oreilles, lever son nez des livres et regarder ce qu’ils font. Ainsi, le phénomène le plus significatif ‘‘anthropologiquement’’ est le gigantesque exode rural planétaire qui se poursuit encore aujourd’hui. La ville est pour l’homme ce que la décharge est pour l’ours : la recherche d’une vie facile (que lui offre la ville) est déterminante pour expliquer son attitude. Mais son ‘‘chant’’ sera toujours là pour le faire oublier…

Votre livre est sous-titré : « L’écologie serait-elle une diversion ? » Qu’est-ce à dire ?

Ce qui est extraordinaire avec le ‘‘phénomène écologie’’, ce n’est pas la mise en valeur de problèmes environnementaux ayant be-soin d’être traités, mais la mise en scène d’un homme transfiguré en ‘‘héros’’ qui doit sauver le monde de la catastrophe. Vous voyez bien que nous avons ici affaire à un récit… Comme tous les autres, il est une ‘‘diversion’’ parce que son rôle est de détourner l’attention de ce que nous sommes vraiment. La différence est que ce récit parvient à révéler, sans le vouloir, la supercherie. En effet, le message principal qu’il transmet est que nous devons devenir sobres, moins consommer, renoncer volontairement à une part de confort… Et malgré cette grandiloquence (si visible lors des COP), nous consommons comme jamais, nous continuons à poursuivre nos plaisirs égoïstes (y compris les orateurs officiels de l’écologie, qui continuent de beaucoup voyager par exemple). Avec l’écologie, c’est l’épreuve de l’inconfort qui est proposé à l’homme. Bien sûr, ce dernier échoue : logiquement, parce qu’il reste ce qu’il veut dissimuler (un être vivant ordinaire), il n’arrive pas à renoncer à ses plaisirs par un acte de liberté. L’homme du réel est piégé parce qu’il ne parvient pas à se hisser à la hauteur de celui qu’il décrit dans son récit… Les contradictions sont de-venues si voyantes qu’il faut les dissimuler en chantant de plus en plus fort. Le chant de l’écologie devient donc assourdissant. En fait, je pense que nous vivons en ce moment l’apothéose qui annonce, comme toujours, la fin prochaine du récital. Le récit est usé jusqu’à la corde et ne va bientôt plus fonctionner…

Comment votre livre a-t-il été reçu par les universitaires, puis les ‘‘écologistes’’ ?

Dans l’indifférence… Pour les premiers, c’est assez logique. Dans mon livre, tout en restant courtois, je considère leur travail avec ironie. Je crois que les chercheurs en sciences humaines sont aux avant-postes des créateurs de mythes et de récits. Pour les écologistes, c’est assez dérangeant. Pas un média spécialisé n’a parlé de mon livre. Le vice-président de la LPO et, par ailleurs, directeur de la rédaction de L’Oiseau magazine (le magazine de la LPO), à qui j’avais envoyé mon livre, a catégoriquement refusé d’en parler. Il m’a dit grosso modo que mon ouvrage était une honte à la cause, et que j’utilisais « une grille d’analyse réactionnaire ». Il y a même vu des relents de fascisme ! Lorsqu’on a lu mon livre, ce genre de propos laisse pantois… Je suis un écologiste qui a pris du recul. Je n’ai pas fait un pamphlet contre l’écologie, mais une étude ‘‘anthropologique’’ construite autour du ‘‘phénomène écologie’’. Au fond, je m’attendais à tout cela. Je crois que les militants écologistes sont incapables de prendre le moindre recul sur leur cause. Cela signifie qu’ils sont prisonniers de leur récit et qu’ils sont donc devenus mystiques. Je crois que mon livre explore pourtant l’écologie d’une manière originale… Une seule chose aurait dû les inciter à en faire une recension honnête : il est un éloge des naturalistes. Même cela, ils ne l’ont pas remarqué.


À la fin de votre essai, vous consacrez quelques pages aux problèmes posés par la démographie galopante. Est-ce pour vous le problème central ?

L’espèce humaine a en effet trouvé des ressources pour se développer et se porte très bien aujourd’hui (sa population continue de croître, son espérance de vie a progressé, la pauvreté a diminué). Cependant, la croissance démographique ne pourra durer. Des systèmes de régulation vont se mettre en place. Ainsi, au sein de nombreuses populations, la fertilité a baissé de manière spectaculaire. Il se pourrait aussi qu’il y ait des épidémies sévères ou des conflits sanglants… Mais il est très difficile de dire ce qui va se ‘‘passer’’. Par ailleurs, le développement de l’espèce humaine entraîne un bouleversement des écosystèmes. C’est parfaitement logique dans la mesure où l’homme prend de plus en plus de ‘‘place’’. Dans ce cadre, il n’y a pas la remise en cause d’un équilibre (l’équilibre est un mythe), mais la mise en place d’un nouvel ordre. Si l’on ne souhaite pas que l’ordre soit bousculé, il faut mettre en place des mesures pour diminuer le nombre des hommes… Mais cela n’adviendra pas.

Comment expliquez-vous l’émergence de l’antispécisme et du véganisme dans le débat public ?

Ce sont des phénomènes récents qui peuvent très bien n’être qu’une mode. Je ne pense pas qu’on puisse les rapprocher du mouvement de l’écologie. Pour moi, cette dernière s’intéresse à la survie des espèces et des paysages et questionne, dans la continuité, le destin de l’être humain dans l’histoire naturelle. Or, nous sommes ici face à des phénomènes essentiellement centrés sur l’animal en tant qu’individu (comme la SPA, la Fondation Bardot). Ils sont davantage, d’une certaine manière, une extension aberrante et grotesque de la lutte pour les droits civiques. Comme je le dis dans mon livre, les hommes continuent de vouloir ‘‘exister’’ malgré les siècles de progrès. Les pauvres se raccrochent aux ‘‘causes’’ qui leur restent…