Il est des hommes qui auront marqué Chambord de leur empreinte. Jean d’Haussonville est de ceux-là, comme le furent, en leur temps, avec la même force, pour Versailles, Gérald van der Kempf ou Pierre Lemoine. Il a quitté ce « résumé de l’industrie humaine » – selon le célèbre mot de Charles Quint – le 19 janvier, à la veille de son 55e anniversaire, avec le sentiment du travail accompli et une grande fierté… Lorsqu’il est appelé en décembre 2009 par Nicolas Sarkozy, cet énarque et diplomate ne s’attend sans doute pas à passer treize ans à la tête de Chambord – quelques années plus tard, le Grand parc de Rambouillet rejoindra sa sphère de compétence –, en tant que directeur général. Treize ans au même poste, dans la haute fonction publique, et sous l’égide de trois chefs d’État : cela interpelle nécessairement ; cela montre qu’en dépit de la difficulté le pari fut relevé – et brillamment… Sa lettre de mission était à la fois simple et écrasante, dans ce lieu où politique et diplomatie sont intimement mêlées au patrimoine.

Jean d’Haussonville voulait « servir quelque chose qui [le] dépassait », aimant à répéter ce qu’écrivait l'historien Jean Martin-Demézil : Chambord, œuvre géniale, est « de la race des grandes pyramides ». En effet… La charge est lourde, presque incommensurable. Ironie de l’histoire : ce domaine royal fut sauvé par la République (qui le racheta aux princes de Bourbon-Parme pour 11 millions de francs-or, en 1930) et, depuis 2005, il est un établissement public soucieux de redonner à l’ensemble (parc et château) l’unité voulue par François Ier. Bien loin le temps où Chambord dépendait de… onze ministères ! Il n’empêche. Ce songe de pierre de 440 pièces, de 77 escaliers, enveloppé de 5500 hectares, de 32 kilomètres de murs, de « son peuple de cheminées ensorcelées de salamandres, ses ombres errantes » (André Malraux) est alors ‘‘fatigué’’, comme l’avait noté un rapport de la Cour des comptes au début des années 2000. La musique n’était pas nouvelle : en 1969, revenant de Chambord, horrifié par l’état de délabrement et la désorganisation qui y régnaient, Georges Pompidou avait décidé d’y nommer un commissaire à l’aménagement, car, avait-il dit à Michel Jobert, secrétaire général de l’Élysée, « ce n’est pas sans raisons que les Valois avaient sur place un gouverneur ». Au vrai, Chambord n’a jamais cessé de lutter pour sa survie et a toujours eu besoin de finances et de capitaux.

Même s’il reste loin de celui du Louvre (220 millions d’euros) ou de Versailles (100 millions d’euros), son budget n’est pas négligeable
: 29,7 millions d’euros en 2021 (dont un tiers en investissement, le reste en fonctionnement). Les objectifs de Jean d’Haussonville ? « Renouveler la perception de Chambord et être encore plus exemplaire, faire en sorte que le domaine ne coûte quasiment rien au contribuable, sauf pour les dépenses que l’on pourrait qualifier de ‘‘monuments historiques’’ ». Concrètement : faire appel de moins en moins aux deniers publics, en ces temps de restrictions budgétaires. Jean d’Haussonville fait feu de tout bois, remettant à plat le ‘‘réceptif’’ (hôtellerie, restauration…), renégociant les baux (ruraux, commerciaux, d’habitation), multipliant les animations dans et à l’extérieur du château (création de cabinets de découverte, spectacles équestres, jusqu’au concert de la stardu rock Sting, en 2022), rénovant la boutique (voir Jours de Chasse n°85)… Sans compter la mise en sécurité. S’il sait être d’une grande diplomatie, il sut être ferme quand il dut affronter les baronnies locales ou Bercy… Chambord redevient un lieu, un nom, une marque, à telle enseigne que le million de visiteurs est franchi pour la première fois en 2017 (il a retrouvé aujourd’hui son niveau d’avant le covid). En parallèle, il développe le mécénat pour les grands projets (notamment auprès des Américains, passionnés de monuments français et puissants mécènes, par exemple à Versailles).

C’est ainsi que, grâce à ce système et à l’entregent de son directeur général, nombre d’entreprises financent une quarantaine de projets, récoltant entre 2010 et 2021 18,5 millions d’euros… On pense à la nouvelle vigne (60 000 bouteilles produites), aux jardins à la française (réalisés grâce au don de l’Américain Stephen Schwarzman, fondateur de Blackstone, un fonds d’investissement), au potager… Les chiffres sont là : Chambord a quasiment atteint son autofinancement pour ses dépenses de fonctionnement en 2021 et 50 % pour les dépenses d’investissements.

En outre, la chasse à Chambord demeurant historiquement un attribut du pouvoir, un instrument des affaires et de la diplomatie, Jean d’Haussonville a mis en place, là aussi, le système du mécénat, il y a de cela près de dix ans. Le succès est tel que la chasse ne coûte plus un centime au contribuable français. Le don minimum est de 10 000 euros, ce qui permet à une société ou à un particulier de se voir proposer un poste dans une ligne de battue, car il ne s’agit en aucun cas de faire de Chambord une chasse commerciale, mais de donner la possibilité à des chasseurs de tirer quelques sangliers dans un cadre qui n’a pas d’égal au monde. Exemplarité, encore, dans la préservation de la biodiversité et la gestion des animaux (avec, notamment, le suivi biologique des populations de cerfs…). Exemplarité, toujours, avec la création (prévue pour fin 2023) d’un atelier de découpe (qui devrait être financé pour les deux tiers par une opération de mécénat).

Travail de Romain, également, au Grand parc de Rambouillet, qui, depuis 2018, est sous la coupe de l’établissement public de Chambord (et où Jean d’Haussonville intervenait en tant que commissaire à l’aménagement). Pour sauvegarder ce patrimoine historique et végétal de premier ordre – Rambouillet est considéré comme le dernier parc de chasse à la française administré par l’État –, le principe du mécénat de Chambord a été étendu…

Beaucoup a été fait ; beaucoup reste à faire… Jean d’Haussonville laisse à son successeur, Pierre Dubreuil, un songe de pierre qui a retrouvé de la vigueur, et une façade qui a grand air. Si la tâche reste écrasante, c’est que l’histoire de Chambord ne s’arrête jamais. Et c’est heureux.