C’est un événement qui est un peu passé inaperçu, et qui mérite pourtant que l’on s’y attarde : la parution, le 4 octobre dernier, à l’occasion de la Journée mondiale des animaux, de la ‘‘Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale’’, disponible en anglais, allemand, arabe, espagnol, grec, italien, portugais, turc et français, et signée par quelque cinq cents « chercheurs et chercheuses en philosophie morale et politique » issus d’universités du monde entier. De quoi s’agit-il ?
L’objectif de ce texte – en fait, une tribune – est résumé dès le début par ces phrases : « Nous condamnons l’ensemble des pratiques qui supposent de traiter les animaux comme des choses ou des marchandises. Dans la mesure où elle implique des violences et des dommages non nécessaires, nous déclarons que l’exploitation animale est injuste et moralement indéfendable ». Jusque-là, rien de bien effrayant ; on pourrait même, à certains égards, être d’accord avec ce propos de simple bon sens. Très vite, cependant, les idées développées ici suscitent, à tout le moins, une extrême perplexité dans l’esprit du lecteur.
L’éthologie et la neurobiologie, nous dit-on, ont depuis longtemps établi que la plupart des animaux sont « sentients, c’est-à-dire capables de ressentir du plaisir, de la douleur et des émotions » ; « sujets conscients », ils auraient, selon les auteurs, « leur propre point de vue sur le monde qui les entoure » et, par conséquent, des « intérêts », intérêts que nos « comportements » en tant qu’êtres humains sont susceptibles de contrarier, sinon de nier. Exemples : « Lorsque nous blessons un chien ou un cochon, lorsque nous maintenons en captivité un poulet ou un saumon, lorsque nous tuons un veau pour sa chair ou un vison pour sa peau, nous contrevenons gravement à ses intérêts les plus fondamentaux ».
La notion d’intérêt, comme celle de sentience, ne laisse guère de doute sur la nature du prisme au travers duquel ladite déclaration a été conçue : nous sommes bien en présence de ‘‘penseurs’’ d’obédience antispéciste – Peter Singer, l’un des grands inspirateurs de ce courant, auteur notamment, en 1975, de La Libération animale, fait d’ailleurs partie des signataires.
Rappelons que l’antispécisme – pour le dire d’un mot – est une philosophie ‘‘morale’’ qui réfute l’idée d’une supériorité de l’homme sur l’animal, les espèces ayant toutes des intérêts propres qu’il serait injuste de ne pas prendre en compte pour eux-mêmes. L’antispécisme, qui soutient la thèse selon laquelle le spécisme est à l’égard des bêtes ce que le racisme est à l’égard des hommes, condamne donc, par principe, toute forme d’utilisation de l’animal dès lors que celle-ci porte atteinte à son intégrité physique ou morale. « Le fait que ces individus ne soient pas membres de l’espèce Homo sapiens n’y change rien : s’il semble naturel de penser que les intérêts des animaux comptent moins que les intérêts comparables des êtres humains, cette intuition spéciste ne résiste pas à un examen attentif. Toutes choses égales par ailleurs, l’appartenance à un groupe biologique (qu’il soit délimité par l’espèce, la couleur de peau ou le sexe) ne peut justifier des inégalités de considération ou de traitement ». L’essentiel de la théorie antispéciste est là : brouiller insidieusement la frontière entre l’homme et l’animal, en affirmant qu’il ne serait pas légitime de les discriminer puisqu’ils sont également susceptibles d’éprouver plaisir ou souffrance, et que ce principe, à moins d’être inconscient ou sadique, nous oblige moralement.
Ensuite, fort de ce constat d’une frontière homme/animal intenable et disqualifiée, le texte glisse, toujours aussi fallacieusement, vers un autre pilier du raisonnement antispéciste classique. Ce dernier consiste à tenir pour vrai que, s’il « existe des différences entre les êtres humains et les autres animaux, tout comme il en existe entre les individus au sein des espèces », les intérêts des plus intelligents, par exemple, « n’importent pas davantage que les intérêts équivalents de ceux qui le sont moins » ; autrement dit : « les capacités d’un individu à composer des symphonies, à faire des calculs mathématiques avancés ou à se projeter dans un avenir lointain, aussi admirables soient-elles, n’affectent pas la considération due à son intérêt à ressentir du plaisir et à ne pas souffrir ». En somme, la seule et unique grille de lecture pertinente à observer s’agissant des relations entre espèces serait très exactement restreinte aux facultés sensibles de celles-ci. La sensibilité serait l’invariant, le principe d’identité. Le reste serait secondaire.
La conclusion de la déclaration est, par conséquent, imparable : « Parce que l’exploitation animale nuit aux animaux sans nécessité, elle est foncièrement injuste. Il est donc essentiel d’œuvrer à sa disparition, en visant notamment la fermeture des abattoirs, l’interdiction de la pêche et le développement d’une agriculture végétale ». Si les auteurs – qui précisent se passer pour la plupart « d’aliments d’origine animale tout en restant en bonne santé », ce que « le développement futur d’une économie végane rendra plus facile encore » – estiment que leur projet ne sera pas réalisable à court terme, ils ajoutent qu’il requiert, d’ores et déjà, de « renoncer à des habitudes spécistes bien ancrées et de transformer en profondeur certaines de nos institutions. La fin de l’exploitation animale nous apparaît […] comme l’unique horizon collectif à la fois réaliste et juste pour les non-humains ». Un texte qui, à défaut d’être raisonnable, a le mérite de la limpidité.
Nous ne reviendrons pas sur les nombreux arguments opposables à cette vision du monde fondée sur la réduction de toutes les expressions du vivant – homme compris – à leur seule dimension biologique. Nous ne reviendrons pas, non plus, sur l’ampleur de la révolution anthropologique que de telles thèses impliqueraient si elles venaient à être traduites dans le cadre législatif, après avoir pénétré les mentalités. Néanmoins, relevons quelques éléments sur lesquels il ne serait, à nos yeux, pas prudent de faire l’impasse. Le premier s’impose de lui-même : les signataires sont tous des professeurs d’université ou des chercheurs en sciences morales et politiques. La précision peut paraître anodine ; elle l’est moins lorsqu’on garde à l’esprit que l’université est très souvent l’antichambre du politique et du juridique. Bien que lesdits signataires soient encore minoritaires, il y a fort à parier que la logique de leur discours – qui se situe clairement dans la droite ligne du wokisme et de la nébuleuse déconstructiviste – ne finisse tôt ou tard par rallier une adhésion beaucoup plus large : ces personnes enseignent, dirigent des travaux et en initient. Qu’en sera-t-il, dans quelques années, lorsque leurs élèves auront intégré cette logique et ces concepts, et qu’ils seront à leur tour dans la situation d’en transmettre et d’en diffuser la substance ?
Ensuite, on notera dans ce texte la présence d’un élément de méthode indissociable de la tentation totalitaire : le désir de politiser la sphère privée. C’est ce qu’il convient d’entendre lorsqu’on lit qu’il faudrait « renoncer à des habitudes spécistes bien ancrées ». En France, Sandrine Rousseau – elle n’est pas la seule – contribue actuellement à populariser ou à banaliser cette technique que l’on pourrait qualifier d’hyperentriste, et qui a pour but de soumettre toutes les mœurs, toutes les cultures et tous les usages au carcan d’une idéologie – ici, celle de l’antispécisme. Devoir renoncer à ses habitudes signifie en l’occurrence : nier ce que vous êtes, de plein gré ou de force, car, dans le cas contraire, vous seriez de facto exclu de la sphère morale préalablement définie. Il va de soi que rien ne nous oblige, en réalité, à accepter cette confiscation de la raison orchestrée par l’idéologie ; cependant, il faut bien comprendre qu’en admettre les fondements moraux implique d’en admettre les conséquences sur le plan pratique. Nous pensons, quant à nous, que la frontière entre l’homme et l’animal est radicale, infranchissable. Ne pas soutenir fermement cette idée, c’est dérouler, à l’antispécisme, le plus confortable des tapis rouges, ne l’oublions jamais.
Dernière remarque, qui a son importance : s’il est question de la pêche – professionnelle ou de loisir, ou les deux ? Nous l’ignorons – comme pratique à bannir, il n’est curieusement pas fait mention de la chasse. La chose, pourtant, devrait tomber sous le sens – notre passion, aux yeux des antispécistes et sympathisants, étant suprêmement rédhibitoire. Alors, pourquoi une telle lacune, un tel oubli ? Peut-être est-ce, tout simplement, parce que les rédacteurs de cette tribune ont jugé que cela n’en valait même pas la peine. La disparition de la chasse serait une évidence en quelque sorte – au sens fort. Si notre intuition est bonne, elle devrait nous alarmer… ou nous donner du courage, nous aiguillonner. Que les chasseurs ne soient pas les bienvenus dans l’ordre nouveau qu’un texte de cette facture appelle de ses vœux est indiscutablement une chance. Car ils peuvent à bon droit se présenter comme porteurs d’un sursaut, d’une attitude de résistance. En prendront-ils suffisamment conscience, et seront-ils capables d’entraîner dans leur sillage d’autres forces d’opposition ? L’avenir le dira.