Il y a quatre-vingts ans, un philosophe espagnol « presque étranger », de son propre aveu, « à l’exercice de la chasse », mais « ardent lecteur des livres qui en traitent », rédigeait, en guise de préface à un volume de son ami le comte de Yebes – Veinte años de caza mayor, 1943 –, un texte d’une centaine de pages sur le déduit, pages qui comptent, à nos yeux, parmi les plus pénétrantes de toute la littérature cynégétique. Ce texte extraordinaire de Jose Ortega y Gasset (1883-1955), puisque c’est à lui qu’on le doit, ne fut publié en français qu’en 2006 – éditions du Septentrion, Québec –, avant de l’être en France par les bons soins des éditions Atlantica, en 2019. Affirmer qu’il faut lire et relire Sur la Chasse relève de l’euphémisme le plus édulcoré. De quoi parle-t-il ? De l’essence même de notre passion, c’est-à-dire de ce qui fonde depuis toujours sa légitimité.
Tandis que, sous l’effet de l’inquiétude, tête littéralement baissée, nous ne cessons aujourd’hui d’essayer de justifier la chasse par son ‘‘utilité’’ et ses ‘‘fonctions’’, argument si fragile qu’il nous glisse de facto dans la peau du tremblant condamné d’avance – pain béni pour nos détracteurs – , notre homme, dès 1942, écrivait : « La chasse ne peut se définir par ses objectifs transitoires, utilitaires ou sportifs. Ils […] la présupposent. Nous chassons pour nous divertir ou nous nourrir, mais ces applications que nous donnons librement à la chasse impliquent qu’elle existe déjà et qu’elle a, a
priori, une consistance propre en dehors de ces applications. Les fins distinctes attribuées à la chasse ne déterminent pas essentiellement ce en quoi elle consiste ». Malgré les décennies, ces propos n'ont pas pris une ride ; mieux : ils ont revêtu les traits d’une certaine urgence – celle d’être réaffirmés. Notre tort, en tant que nemrods, est de n’en plus respecter, assumer ni même percevoir le bien-fondé. Premiers écologistes
de France, sentinelles de la nature, administrateurs de la biodiversité ? Soit ; la belle affaire ! Ne serions-nous rien d’autre que des… ‘‘agents’’ au service de la Cité ? On frémit à l’idée que les notions de passion et de culture appliquées à la chasse se satisfassent de n’être plus que… balbutiées.
Des leçons d’outre-tombe, Ortega en délivre plus d’une. « Les lignes générales de la chasse, rappelle-t-il, sont identiques aujourd’hui à ce qu’elles
étaient il y a cinq mille ans », autrement dit : la substance première de la chasse échappe – ou doit échapper –, en dépit du perfectionnement des outils, à la course au rendement, à l’artificialisation outrancière de l’acte de prédation et, surtout, aux valeurs triomphantes de l’époque. Cependant, que faisons-nous pour lutter contre la technologisation, parfois aberrante, de notre pratique ? Que faisons-nous pour ne pas céder au détestable réflexe contemporain de la ‘‘pédagogie’’ et de l’autovictimisation comme réponses à l’évolution radicale des représentations ? Sommes-nous encore dignes de cette identité de la chasse par-delà les millénaires qu’observait Ortega ? Ortega qui note également : « On peut refuser la chasse, mais si on chasse, on doit accepter certaines conditions sans lesquelles la réalité de la chasse souffre d’évaporation… »
D’aucuns opposeront que notre philosophe n’était pas, comme nous, confronté à la puissante vague de l’animalisme, laquelle trouve son aboutissement ultime dans l’utopie révolutionnaire de l’antispécisme ; pourtant, visionnaire, il relevait déjà, blâmant « le maniérisme » qui consiste « à traiter la bête d’égal à égal » avec l’homme : « C’est l’orgueil suprême et dévastateur de l’homme qui tend à ne pas accepter de limites à sa volonté et qui suppose que la réalité n’a pas de structure propre apte à s’opposer à ce qu’il en fasse à sa guise. Ce péché est le pire de tous […]. Si vous croyez que vous pouvez faire tout ce qui vous plaît, même par exemple le bien suprême, alors vous êtes […] un vilain. La préoccupation de ce qui doit être n’est appréciable que lorsque le respect de ce qui est a été épuisé ». Stupéfiante clairvoyance, lorsqu’on sait le nombre de beaux esprits qui, chaque jour, prétendent réinventer « ce qui est », en l’occurrence le rapport homme/animal !
Impossible d’explorer ici toute la fécondité de ce texte. Deux thèses méritent toutefois d’être mentionnées pour finir, car elles ouvrent, à elles seules, de véritables perspectives de pensée contre nos détracteurs, loin des coûteuses et vaines campagnes de ‘‘com’’ à la mode, désolante illustration de l’indigence de notre temps – si régressif. D’abord, ces mots, désormais célèbres : « La mort de la bête est la fin naturelle et la finalité de la chasse,
non le but du chasseur […]. On ne chasse pas pour tuer, mais, au contraire, on tue pour avoir chassé ». Ensuite, ceux-ci : quand il chasse, « l’homme renonce de façon suprêmement libre à la suprématie de son humanité […]. Il restreint ses qualités excessives et commence à imiter la nature ; c’est-à-dire que, par plaisir, il recule et rentre en elle », éprouvant, dit l’auteur, « comme une vacance de l’humanité ». Résumons ces deux intuitions qui devraient, selon nous, être gravées dans l’esprit de chaque cynégète : par la chasse nous pénétrons dans l’ordre du sauvage en tant qu’êtres civilisés, pour un instant seulement, et sans jamais altérer les lois qui le régissent.
L’enseignement d’Ortega ? Une source d’inspiration pour réaffirmer ce que nous sommes avec fierté, une invitation anticipée à faire de la chasse un noyau de résistance face aux prophètes de l’avènement d’un homme nouveau – un antidote, enfin, contre le poison du défaitisme qui s’insinue dans nos rangs. Mais encore faut-il prendre la peine de le lire.