C’est la plus ancienne et la plus importante librairie cynégétique francophone. La maison de Montbel – que les lecteurs de “Jours de Chasse” connaissent bien! – célèbre son 70e anniversaire…

Dans l’introduction à sa monumentale Bibliographie des ouvrages français sur la Chasse (1934), Jules Thiébaud écrit : « Les livres sur la chasse sont peut-être, parmi les ‘‘spécialités’’ de la bibliophilie, celle qui réunit le plus d’amateurs et qui a produit le plus grand nombre de collectionneurs acharnés. Les raisons en sont faciles à discerner : la principale est que la passion de la chasse, qui est fort vive, vient s’ajouter à celle de l’amour des livres, qui ne l’est pas moins. Les chasseurs se plaisent à retrouver dans la lecture, pendant les mauvais jours, les souvenirs de leurs joies de plein air. On commence par quelques livres didactiques, auxquels viennent se joindre les ouvrages anecdotiques des Foudras, des Cherville et de leurs émules ; très vite se trouvent ainsi rassemblés une centaine de volumes. Le goût de la collection ne tarde pas à entrer en jeu, et nombreux sont les chasseurs bibliophiles qui sont alors tentés de réunir tout ce qui a été publié sur le sujet qui les intéresse particulièrement. » Figure incontournable de la bibliophilie cynégétique française, Jules Thiébaud évoque ainsi, en quelques lignes, la genèse d’une passion dont l’avènement remonterait au moins à la fin du Moyen Age. En feuilletant le millier de pages que compte sa Bibliographie, le novice comme l’initié peut à loisir traverser ces siècles qui contribuèrent à honorer, par le livre, l’extrême richesse intellectuelle et esthétique à laquelle le noble déduit fut toujours associé. De fait, si le collectionneur de haut vol s’efforce d’y quêter en fin limier la voie de quelque traité remarquable par sa rareté, rien n’interdit à l’amateur moins éclairé de pénétrer cette épaisse forêt de références à la billebaude, dans l’espoir de lever, tel un lièvre gîté, le titre qui rejoindra peut-être un jour les trophées de sa propre bibliothèque… Plaisir de parfaire son érudition, plaisir d’explorer la vivante mémoire de la littérature cynégétique ou plaisir de rêver, simplement, à l’acquisition d’un ouvrage qui émeut par sa beauté matérielle : en fréquentant « le Thiébaud » nul ne peut, en tout état de cause, faire vraiment buisson creux !

Située rue de Courcelles, dans le VIIIe arrondissement de Paris, la Librairie de Montbel inspire au visiteur – fût-il ou non chasseur – un sentiment très analogue à celui que l’on éprouve en parcourant la Bibliographie de Thiébaud. Seule différence, mais de taille : les livres ne sont point seulement ici désignés par quelques mots choisis d’où naîtront souvent l’enthousiasme et la convoitise – parfois la frustration ; classés avec soin parmi les sobres étagères qui tapissent les murs de la petite boutique, ils sont là, en chair et en os, moins silencieux qu’il n’y paraît et visiblement fort désireux d’être touchés, d’être ouverts, d’être lus – de parler en somme… Ces œillades furtives que vous adressent d’élégantes couvertures bigarrées, ces chants de sirènes littéraires qui s’échappent des rayonnages et qui vous poursuivront longtemps après votre départ, jusque dans le brouhaha de la rue – quel bibliophile, en effet, ne les connaît ? Car celui qui vénère le livre de la sorte n’est pas uniquement animé par le goût de la lecture, si boulimique soit-il : il aime l’objet pour lui-même, et entretient avec lui une relation quasi charnelle au sein de laquelle le sens du beau joue, en définitive, le tout premier rôle. De fait, lorsque Cédric et Ithier de Fougerolle, maîtres du lieu, vous présentent telle édition princeps d’un traité de vénerie ou de fauconnerie vieux de quatre siècles – attirant votre attention sur le détail d’une lettrine finement ciselée, sur la noblesse d’un cuir d’origine qui protège le volume des injures du temps, sur les planches que celui-ci contient ou sur l’originalité de sa provenance – il apparaît bien difficile de ne pas prendre la mesure de la passion qui les habite… Une passion que la Maison de Montbel nourrit et transmet depuis maintenant… soixante-dix ans !

En effet, le premier chapitre de l’histoire de la Maison fut écrit dès 1946, par le comte Emile de Montbel (1896-1957). Officier de cavalerie démobilisé après la Seconde Guerre mondiale, ce Savoyard féru de chevaux et de chasse avait alors entrepris de créer un lieu destiné aux beaux-livres et à la littérature qui leur étaient consacrés. Ainsi naquit la Librairie de Montbel, laquelle, à l’époque, occupait un minuscule local de douze mètres carrés situé rue Paul-Cézanne – entre la rue du Faubourg Saint-Honoré et la rue de Courcelles. « Au départ, le fonds de la librairie était composé d’ouvrages issus de la propre collection d’Emile de Montbel, explique Cédric. Artisanal, le premier catalogue publié par ses soins fait état de 218 volumes – dont, entre autres merveilles, une édition de 1643 de La Fauconnerie de Charles d’Arcussia. Détail cocasse : la boutique ne possédant pas le téléphone, le numéro indiqué sur le catalogue était celui du domicile d’Emile de Montbel ; on priait donc chacun de n’appeler qu’en… dehors des heures de bureau ! » Progressivement, la librairie de la rue Cézanne attira à elle les amateurs les plus avertis de livres de chasse rares ou précieux. Parmi eux figurait un homme auquel les nemrods de France et de Navarre doivent beaucoup : « Le siège social de l’entreprise de François Sommer se trouvait, curieux hasard, juste en face du bâtiment où M. de Montbel était installé. Par sa baie vitrée, le fondateur du Musée de la Chasse et de la Nature gardait toujours un œil sur la librairie : lorsqu’elle était vide, il avait coutume de traverser la rue afin de venir s’enquérir des opportunités qui pouvaient se présenter pour enrichir la désormais célèbre bibliothèque qu’abrite l’hôtel de Guénégaud… » La bibliophilie – ou l’art de l’affût, sinon de l’approche… Quoi qu’il en soit, l’ancien commandant de cavalerie se chargea seul, durant deux années, de toute la logistique des lieux. Puis, un jour de 1948, une jeune femme eut l’excellente idée de franchir le seuil de la boutique et de proposer ses services. Cette jeune femme se nommait Jacqueline Frachon : pendant un demi-siècle, elle allait incarner « l’âme » de la librairie. « Le mot n’est pas trop fort, précise d’ailleurs Ithier. Car ce fut à tel point que, plus tard, certains clients prendront l’habitude – volontairement ou non, mais cela sonnait en tout cas comme un hommage – de l’appeler ‘‘Madame de Montbel’’, tout simplement. »

Née en 1917, Jacqueline Frachon était issue d’une vieille famille française qui pratiquait depuis toujours la vénerie et l’équitation – et qui comptait, au demeurant, plusieurs militaires et officiers des haras dans ses rangs. Passionnée de littérature, elle-même cavalière, elle était imprégnée d’une culture qui ne pouvait que correspondre à l’esprit de la librairie et à sa vocation profonde. Du reste, lorsqu’Emile de Montbel mourut, en 1957, elle racheta naturellement l’affaire au fils de ce dernier et continua de consacrer sa vie, son énergie et son talent à la développer. Non sans une certaine nostalgie, Cédric et Ithier de Fougerolle se souviennent de cette femme raffinée, haute en couleur, à la distinction toute britannique et à la mémoire prodigieuse, susceptible d’intimider au premier abord et pourtant « si bienveillante » lorsqu’elle décelait, chez ses visiteurs, les signes de cet amour du bel ouvrage qu’elle partageait alors sans compter. Dans la revue Vénerie (2e trimestre 2010), ils ont d’ailleurs brossé un superbe portrait de cette Dame à la fois indépendante et d’un autre temps, qui avait su conférer à la librairie des allures de Salon comme il en existait jadis, et auprès de laquelle ils avaient eux-mêmes, de leur propre aveu, beaucoup appris. « A la librairie, écrivaient-ils notamment, Jacqueline était toujours disponible pour conseiller aussi bien les grands bibliophiles que les jeunes passionnés qui débutaient. Elle savait avec habileté les mettre sur la voie et réserver avec autorité tel livre à l’un et tel titre à un autre. Elle n’hésitait pas à dissuader un amateur modeste ou novice d’acheter un ouvrage trop important pour lui et sa manière péremptoire de déclarer que tel récit était très mauvais n’appelait aucune contestation. En revanche, un jeune client qu’elle sentait enthousiaste mais sans grand moyen obtenait facilement une remise ou la possibilité de payer en deux ou trois fois… » En outre, si Jacqueline Frachon goûtait singulièrement les volumes dédiés à l’univers spécifique du cheval, elle restait très attachée à l’art de la chasse à courre et aux supports littéraires qui en perpétuent le souvenir et la tradition, comme en témoigne l’album consacré à l’Equipage Servant-Servant qu’elle publia en 1991 à quelques exemplaires, album à la conception particulièrement soignée et sur la couverture duquel elle avait fait incruster le bouton de rigueur… Fidèle du Country Show de Paris et du Game Fair, entre autres, elle avait également assisté « à toutes les plus grandes dispersions de bibliothèques cynégétiques depuis la guerre », y compris à celle du célèbre fonds Marcel Jeanson, qui eut lieu au début de l’année 1987, à Monaco. Au vrai, armée de ses fiches bristol et de son « antique machine à écrire » qui excluaient tout recours à l’informatique, « Madame de Montbel » fit à elle seule, tout au long de sa carrière, le bonheur des plus importants collectionneurs bibliophiliques européens. Laissons à nouveau la parole à ses successeurs : « Les plus grands chasseurs français mais aussi italiens, espagnols, portugais ou suisses sont passés rue Paul-Cézanne, repartant avec des raretés, des exemplaires truffés de dessins, des provenances et des envois prestigieux ou des petites plaquettes introuvables. »

Après avoir, durant cinquante ans, alimenté avec un dévouement sans faille la flamme et l’esprit de la librairie de Montbel, Jacqueline Frachon décida, en 1997, de prendre sa retraite. Bibliophile avisé, le père de Cédric et Ithier de Fougerolle la connaissait de longue date, et eux-mêmes étaient liés depuis l’enfance à l’un des petits-fils du fondateur, Guillaume de Montbel. « Lorsque nous apprîmes qu’elle désirait se retirer, confie Cédric, nous nous présentâmes à Jacqueline Frachon – qui nous adopta d’emblée. Pendant les six mois qui suivirent notre entrée en scène, elle nous donna maints conseils et nous pensons qu’elle était heureuse de voir la Maison pour laquelle elle avait tant œuvré poursuivre son chemin… » Il faut dire qu’avant de prendre les rênes de la vénérable institution, les deux frères avait déjà fondé, huit ans plus tôt, une librairie spécialisée dans les livres anciens, à Paris. Leur fonds était alors principalement centré sur les beaux-arts et l’architecture. « N’étant ni l’un ni l’autre chasseur, nous avons peu à peu découvert l’extraordinaire fécondité de la culture cynégétique – tant passée que contemporaine – en nous y plongeant avec avidité et humilité : Vialar, bien sûr, mais aussi Blaze, d’Yauville, de Marolles, Le Couteulx puis Vincenot, Genevoix… La liste est longue, depuis Gaston Phébus ! Ceci étant, le ‘‘vieux’’ livre restait, en quelque sorte, fiché au cœur même de notre ADN ; et l’expérience que nous avions acquise précédemment dans ce domaine allait nous être très précieuse pour l’avenir… » Car l’avenir auquel Ithier fait ici référence renvoie sans conteste au troisième chapitre de l’histoire de la librairie, un chapitre au sein duquel l’offre de livres neufs et l’édition de classiques introuvables ou d’inédits se sont assez logiquement invitées. « Bien entendu, nous avons toujours été soucieux de conserver la philosophie première de nos devanciers : proposer des livres de chasse de collection, des exemplaires singuliers par leur origine, leur âge, leur rareté. Cependant, nous nous sommes rapidement rendu compte que, bibliophiles ou simples amateurs de récits cynégétiques, nombre de nos clients ressentaient une certaine frustration à ne pouvoir accéder à tel ou tel volume – épuisé ou jamais réédité. Frustration légitime, n’est-ce pas ? Ainsi avons-nous pris le parti de nous lancer dans une activité qui nous était alors… presque inconnue : le métier d’éditeur. » Heureuse initiative ! Depuis 2000, plus de deux cents titres ont vu ou revu le jour grâce à elle – soit une moyenne de seize parutions par an…

Le premier gros travail de la Maison fut la réédition, excusez du peu, des œuvres cynégétiques complètes du Marquis de Foudras : douze volumes au total, à raison de trois tous les deux ans. Madame Hallali, L’abbé Tayaut, Les veillées de Saint-Hubert… Elaboré et présenté avec le plus grand soin, chaque tome fut enrichi d’illustrations signées Mathieu Sordot. « Nous tenons beaucoup à la dimension esthétique du livre, et faisons d’ailleurs régulièrement appel au talent d’artistes animaliers contemporains. » Concernant la ligne éditoriale, Cédric et Ithier de Fougerolle ont adopté une position originale, que peu de leurs homologues se font fort aujourd’hui de pouvoir soutenir, et qui mérite d’être soulignée d’autant : moins sensibles littérairement à l’évanescence de l’actualité et aux éclats souvent trompeurs des effets polémiques, ils privilégient à juste titre l’intemporel, le document inscrit par nature dans la durée. La meilleure preuve de la pertinence de ce choix, c’est qu’ils n’ont jamais eu recours, en seize ans de publication, à la terreur de l’auteur et au déshonneur du livre : le triste pilon… « Lorsque nous acceptons un manuscrit ou décidons de republier tel ouvrage, nous nous efforçons de rester fidèles à ce principe. Qu’il s’agisse d’un traité, d’un récit de chasse, d’un roman, d’une étude historique, d’un livre consacré aux chiens, aux armes, au gibier ou à sa cuisine, le pérennité du sujet doit être palpable. C’est la raison pour laquelle, sans en nier l’utilité, nous ne proposons qu’un nombre très restreint de titres généralistes ou de vulgarisation – aussi bien dans l’occasion, dans l’ancien que dans le neuf. Mais il est vrai que chaque texte requiert d’être examiné individuellement et à la loupe : l’annotation, comme le travail de réécriture avec l’auteur quand c’est nécessaire, fait partie intégrante de notre démarche. »

La librairie a quitté la rue Cézanne pour la rue de Courcelles il y a dix ans. Aux côtés de Cédric et d’Ithier de Fougerolle, deux personnes œuvrent quotidiennement à développer ce haut lieu de la culture cynégétique où grande chasse et vénerie sont particulièrement mises à l’honneur : mesdames Gaëtane de Bentzmann et Anne Gruet – initiatrice, soit dit en passant, de la succulente collection « Dîners de Chasse »… Au demeurant, l’équipe assure seule l’essentiel de la diffusion et de la promotion – spécificité qui suppose une réactivité à toute épreuve : « Etant donné que nous vendons beaucoup par correspondance, nos envois journaliers sont importants ; il est donc pour nous capital d’avoir physiquement en stock les volumes mentionnés dans nos bulletins mensuels, dans notre newsletter hebdomadaire (qui compte 11600 abonnés) et dans les catalogues illustrés que nous adressons, chaque année, à plusieurs milliers de nos clients à travers le monde… » Si l’heure du numérique et de la dématérialisation semble avoir sonné sous nos chagrines latitudes, il est, en plein centre de Paris, une forêt de mots et de livres qui continue de fleurer bon le papier authentique, l’encre indélébile et le voyage de chasse… Alors, forte de ses soixante-dix campagnes vécues sous le haut patronage de Saint-Hubert, puisse la librairie de Montbel, longtemps encore, insuffler l’esprit du grand air aux Lettres contemporaines !