Pourquoi, lorsque nous contemplons les peintures qu’abritent les grottes d’Altamira, de Chauvet ou encore de Lascaux, l’émotion qui nous étreint est-elle si singulière ? Il y a certes là la puissante séduction du Beau, maintes interrogations sur la signification originelle de ces créations, sur l’intention de leurs auteurs comme sur leur résistance au temps, une véritable admiration pour l’exploit technique que suppose l’exécution de telles représentations sur des parois souvent irrégulières et peu — voire pas du tout — exposées à la lumière… Et pourtant, il y a infiniment plus : le sentiment que, par-delà trois dizaines de millénaires, quelqu’un s’adresse ici à nous, et surtout, nous signifie d’où nous venons.

Si donc nous avons, pour illustrer la couverture du centième numéro de Jours de Chasse, choisi de puiser aux sources littéralement premières de l’humanité, ce n’est pas seulement pour stimuler le regard esthétique, archéologique ou scientifique de chacun, mais pour inscrire, dans une continuité qui précède — et de loin — l’avènement de l’histoire elle-même, les vingt-cinq ans d’une revue entièrement consacrée à une passion dont la longévité est unique. Bien sûr, la pratique de la chasse a énormément évolué depuis ces temps immémoriaux, où les fonctions nourricière et défensive prévalaient sans nul doute ; et ce fut très progressivement qu’elle prit, après l’apparition de l’élevage et de la sédentarisation, et grâce à la domestication du chien, la forme d’un art, d’une infinité de cultures, d’un mode de vie à part entière qui n’était plus exclusivement adossé à la simple satisfaction du nécessaire.

Reste cependant, c’est un fait, qu’elle demeure extrêmement vivante presque partout sur la planète, et que c’est en vertu de cette raison que, pour notre part, nous n’avons cessé, durant un quart de siècle, d’inviter ses détracteurs à entendre ces mots d’une si profonde évidence : la chasse est le berceau de l’humanité.

Ainsi, lorsque d’aucuns la qualifient de « barbare », « d’anachronique », « de cruelle », quand ce n’est pas de « réactionnaire », voire de « nauséabonde » (la France moisie a tant vilipendé par Philippe Sollers), il n’est pas difficile de comprendre que ceux-ci véhiculent — avec fierté, du reste ! — la moins enviable de toutes les formes d’amnésie : celle qui se fonde sur le déni du réel, l’ingratitude à l’égard de l’ancestral, la haine pour ce qui fut, et donc pour ce qui est. Ils rêvent d’autogendermement, de désaffiliation émancipatrice absolue, d’une post-humanité qui les délierait pour toujours du plus infime déterminisme… Intention démiurgique, à laquelle les peintures rupestres ou pariétales semblent opposer du fond des âges un merveilleux, un opiniâtre, un ineffaçable souviens-toi !

Si une certaine conception de la modernité, notamment en Occident, ne paraît plus avoir d’yeux que pour demain, pour l’Avenir — lorsqu’elle daigne ne pas s’enfermer dans le présent immédiat ! —, il est plus qu’assuré que l’un des propres les plus précieux de l’« espèce homme » est la mémoire. Or, la chasse est mémoire, transmission, ancrage. Elle prend note de ce qu’il y a d’irréductiblement dans l’existence et se refuse à y contrevenir. Elle n’invente rien quant à l’essentiel : elle reproduit le geste premier qui nous a lentement permis de passer du charognage et de la consommation de végétaux… à la gastronomie ; de la rusticité des modes de communication approximatifs au langage articulé, puis au concept, puis à l’écrit ; d’un rapport empirique et utilitaire à notre environnement, à la constitution de cultures et de civilisations.

Aussi serions-nous bien inspirés d’avoir tout cela à l’esprit, avant que de décider de sacrifier la chasse sur l’autel du Progrès. Le conservatisme n’est pas la négation de ce dernier, mais une vigie qui l’incite à toujours garder les pieds sur terre. Puissent les élites politiques l’entendre, à l’heure où certains peuples, rendus irritables à force de subir ce qu’ils vivent comme une noyade dans la mondialisation désenracinée, font savoir — pour le moment encore par les urnes — qu’ils ne veulent pas mourir.

C’est dans ce très large contexte que, depuis sa création, Jours de Chasse a voulu placer les questions relatives au devenir de notre passion. De fait, le centième opus ne dévie pas de cette ligne, qui, en plus de nos thèmes coutumiers — littérature, chien, équipement, gastronomie, etc. —, propose un habillage visuel unique, aux confins de la Préhistoire, et de non moins fabuleux voyages dans l’espace, parmi la brousse du Cameroun, les montagnes pyrénéennes à la recherche de l’isard… Et puisque, comme chacun le sait, il n’y a parfois pas plus d’habileur qu’un mémoire évoquant ses aventures cynégétiques, nous nous sommes autorisés ici une petite incursion au sein de certains récits de chasse célèbres, où l’affabulation, sinon le mensonge, se dispute à la vérité. Mais n’en disons pas plus.

Nous vous souhaitons un très bel été, et une lecture à l’avenant.

Humbert Rambaud et Vincent Piednoir