C’est un texte de fort solide facture que nous tenons là ! Un double voyage – et dans l’espace, et dans le temps. Né à New York en 1932, diplômé de Harvard et admiré par exemple d’un Philip Roth, Edward Hoagland est une figure incontournable du nature writing contemporain. Le Journal que nous découvrons est celui qu’il a tenu durant les trois mois de l’été 1966 au cours desquels il a sillonné l’une des régions les plus isolées de la Colombie-Britannique, avec notamment, pour ligne de fuite, la petite ville de Telegraph Creek, une bourgade située près de la rivière Stikine et édifiée au milieu du XIXe siècle lorsqu’on « entreprit de construire une ligne de télégraphe reliant New York à Londres par la voie terrestre en passant par l’Alaska et la Russie ». Or, si quelques années plus tard ce « projet grandiose » avorta, l’immense territoire qui en fut le décor demeura aussi le théâtre de bien d’autres péripéties humaines dont Hoagland, fasciné par le lieu, désira conserver la trace. « À mes yeux, cela restait […] un carrefour où je pourrais remonter le temps […] et recueillir des histoires qui ne seraient pas galvaudées à force d’avoir été répétées. […] Si je suis allé sur le Stikine, ce n’était pas pour copier les pionniers, mais simplement pour parler avec certains d’entre eux avant qu’il ne soit trop tard… » Aussi est-ce tout un monde aujourd’hui disparu qui se redéploie d’une page à l’autre : colons, Indiens, chercheurs d’or, missionnaires, arpenteurs-géomètres, découvreurs en tout genre, aventuriers hauts en couleur, pêcheurs, trappeurs, chasseurs… Des dizaines de rencontres, une multitude de paysages magnifiquement rendus par les mots telles des peintures, une quantité impressionnante d’observations sur la faune, la flore mais aussi les moeurs autochtones et leurs évolutions – une superbe leçon de journalisme, en outre, de la part d’un homme à la curiosité insatiable. Excellent portraitiste, Hoagland ne se contente pas de décrire – ou de pleure – cet univers qui n’est plus et qui « s’ouvre à qui l’écoute en silence » : il le pense, et anticipe parfois avec force lucidité celui au sein duquel nous vivons. En témoignent, pour n’évoquer qu’eux, ces propos sur la cynégétique : « La chasse est en train de changer. [Certains] guides utilisent l’hélicoptère […] et n’atterrissent que s’ils voient un trophée. […] L’expérience de la chasse est maintenant centrée sur la mort du gibier, plutôt que sur sa traque. […] Autrefois, la compétition était entre le chasseur et sa proie. Maintenant, elle est entre chasseurs… » De son propre aveu « sérieusement bègue depuis l’enfance », Hoagland ne manque ni de souffle ni de voix dans ce passionnant journal initialement paru en 1969 et qui conte, sans fantasme, sans idéologie, des histoires d’hommes ayant éprouvé au quotidien la véritable nature sauvage.
Gallmeister, 416 pages, 24,80 €.