Comment le thème de la chasse s’inscrit-il aujourd’hui dans notre pays, sociologiquement et politiquement, alors qu’une fracture de plus en plus profonde apparaît à l’intérieur de celui-ci entre grandes métropoles et « France périphérique » ? Telle est en substance la question que nous avons posée à Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l'IFOP, auteur, entre autres, de L’Archipel français (Le Seuil, 2019) et de La France sous nos yeux (avec Jean-Laurent Cassely ; Le Seuil, 2021), et qui intervient très régulièrement dans les médias pour apporter l’éclairage précis et documenté de l’institut auquel il appartient. Non chasseur lui-même, il a accepté, quelques jours seulement après le second tour des élections présidentielles, de nous ouvrir les portes de son bureau parisien.

Au vu des résultats des présidentielles, il semble que les ‘‘grandes villes’’ aient fait l'élection. Y a-t-il une coupure radicale entre villes et campagnes, citadins et ruraux ? Et, si oui, nos élus, dont l'ancrage local est de plus en plus lâche (on pense à la suppression du cumul des mandats), peuvent-ils encore comprendre les problèmes de cette France enracinée ?

D’abord, plutôt que d’opposer grandes métropoles et France rurale, il est plus juste de distinguer métropoles et « France périphérique », pour reprendre la terminologie de Christophe Guilluy, sachant que cette dernière comprend à la fois les espaces ruraux, les espaces périurbains, et une troisième composante : celle des villes moyennes, que j'appelle « la France des sous-préfectures ou des préfectures ». Cela dit, si l’on s’en tient à une grille de lecture schématique, les métropoles – 200 000 habitants et plus – ont en effet un vote très typé : au premier tour, Mélenchon est en tête dans beaucoup d'entre elles, et Macron se défend bien ; au second tour, c’est Macron qui bénéficie d’un vote massif – 85 % à Paris, sans parler de Nantes, Bordeaux, Toulouse, etc. On voit donc bien comment ces métropoles sont très dissonantes, pas uniquement face à la ruralité, mais face à tout ce qui n'est pas métropolitain. En outre, Paris – 2 millions d'habitants – accorde au premier tour 5 % à Marine Le Pen, quand elle fait 23,5 % au national, et 15 % au second, pour 41,5 au national. Il y a un décalage manifeste – dû aux
préoccupations, aux expériences de vie, etc. – entre Paris et la moyenne nationale, puisque l'écart au second tour atteint 26 points. À titre de comparaison, pensons à l’élection de 1981. Paris votait à droite, mais Mitterrand n'était dans la capitale qu'en retard de 6 points par rapport à son score national. Il s’agissait d’une différence de degré ; aujourd’hui, c’est une différence de nature. En fait, c'est assez hétérogène politiquement au premier tour mais, au second, il y a un réflexe qui frôle l'unanimisme.

Nous ne sommes plus dans le clivage gauche/ droite ; c'est un autre clivage qui s’impose, très marqué géographiquement, et qui est lié à ce que nous appelons « l'inégale désirabilité des territoires ». Une nouvelle hiérarchie
territoriale s’est mise en place autour de la désirabilité : d’abord, tout en haut, la France triple A, celle où l’on veut habiter, où les prix de l'immobilier sont très chers, le cœur des métropoles mais aussi les littoraux, les stations de sports d'hiver, les plus beaux villages de France, une partie des campagnes du Sud, etc. ; ensuite, de l'autre côté, la France de l'ombre, les zones rurales excentrées, les vieux bassins industriels en crise, les banlieues, les quartiers difficiles, les zones périphériques où l’on passe d'un entrepôt logistique à un lotissement puis à la zone commerciale. En somme, il y a la France d’en haut et la France d’en bas.

Dans ce cas, quel intérêt les élus des grandes métropoles, où se prennent les décisions essentielles, peuvent-ils porter aux problèmes qui ne les concernent pas directement ?

Si les grandes métropoles pèsent lourd dans l’élection, la France des communes de moins de 20 000 habitants représente 40 % de la population : cela compte. Nous ne sommes pas dans un schéma caricatural avec, d’un côté, une concentration énorme dans les métropoles, et, de l’autre, une espèce de no man's land où il ne resterait que quelques tribus indiennes isolées… C’est tout le problème de ces élites ancrées dans les grandes villes : la France périphérique est quand même assez fortement peuplée encore, et, au moment des élections, il y a souvent une espèce de manifestation d'existence de la part de ces territoires, qui font entendre une voix dissonante par rapport au consensus ambiant. Le même phénomène a prévalu au moment des Gilets jaunes, qui a été l’illustration chimiquement pure non pas d’un désintérêt mais d’une méconnaissance des mécanismes profonds et des modes de vie des territoires. La crise des Gilets jaunes a été
déclenchée par la taxe de 0,02 euro supplémentaire sur le litre, et l’abaissement à 80 km/h. Toute cette France qui n'est pas métropolitaine a besoin de la voiture. Il y a l'homme de la rue, et il y a le peuple de la route. Dans La France sous nos yeux, nous montrons qu'à la fin des années 1980, 75 % de la population était motorisée, et à Paris, 50 % ; aujourd’hui, c’est respectivement 82,5 et 35. Du point de vue des modes de vie, cette évolution est un vrai révélateur. Aux États-Unis, il y a le Fly over country, le pays qu’on ne fait que survoler d’un aéroport à l’autre, d’une métropole à l’autre ; chez nous, c’est un peu la même chose, c’est le pays qu'on traverse, en TGV, celui des lotissements et de la ruralité. Or, à cet égard, il y a de très grandes différences de références culturelles, de vécu quotidien et de sensibilités politiques entre ceux qui ne font que traverser et ceux qui sont ‘‘traversés’’. Et la carte électorale enregistre ces différences.

Certains chasseurs appellent à défendre la ruralité conçue comme un ensemble. Mais peut-on encore envisager cet ensemble sous l'angle de l’homogénéité ?

Qu’est-ce que la France rurale, aujourd’hui ? Beaucoup de bourgades sont dorénavant des villages-dortoirs. C’est lié au fait que, depuis les années 1980, nous sommes passés d'une économie de la production à une économie de la consommation ; on a massivement désindustrialisé. Il y avait un autre pilier de l'économie productive, c’était l'agriculture. En 1990, notre pays
comptait encore un million d'agriculteurs ; on en est aujourd’hui à 380 000.

Même dans la France la plus rurale, on ne peut donc plus mettre un signe d'équivalence entre ruralité et agriculture. Les agriculteurs n’y sont plus la force sociale dominante. Vous me voyez venir : il en est de même des chasseurs, que je n'identifie pas au monde agricole, mais qui vivent aussi un conflit politique majeur et inédit sur l'utilisation de l'espace naturel. Jusqu'aux années 1990, il allait de soi que chasseurs et agriculteurs avaient droit de cité dans ces territoires… « Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaires », avait dit André Laignel, c’est-à-dire, en l’occurrence, démographiquement. L’évolution majeure, c’est donc le déclin des effectifs agricoles et la survenue des néoruraux, dont la typologie est variée, mais qui ont en commun d'être souvent très éloignés culturellement des mondes cynégétique et agricole. D’où des ‘‘chocs de représentations’’. En outre, la relation à l’animal s’est profondément transformée…

Justement, un sondage IFOP de février 2022 estime que plus de deux Français sur trois considèrent le bien-être animal comme un sujet important…

D’abord, je crois que cette évolution du rapport à l’animal est un effet du délitement du soubassement judéo-chrétien : l'animal, créature divine, digne de respect, a été créé pour être au service de l'homme… On a vécu là-dessus pendant des siècles ; cela ne posait aucune difficulté. La civilisation agropastorale et la pratique de la chasse s’y trouvaient légitimées. Mais avec la décomposition de la vieille matrice judéo-chrétienne, c’est l’animal de compagnie qui est devenu l’animal de ‘‘référence’’. Ce qui change tout… Aux dernières élections européennes, le Parti animaliste a obtenu 2,5 % des voix ; autant que le PC. Nous avons analysé ce vote : il ne s’agissait pas des villes ou des zones les plus rurales, mais du littoral de la Côte d’Azur, de la grande couronne de l’Île-de-France… de la France pavillonnaire en fait, où l'animal
de compagnie, avec le barbecue dans le jardin, fait partie du paysage. Géographiquement, c’est dans cet entre-deux-là, à la fois éloigné de la ville et de la campagne agricole, que le vote animaliste transparaît. Ensuite, un candidat comme Mélenchon se fend régulièrement d’une tirade sur les fermes-usines, le bien-être animal, etc. Son progressisme inclut la lutte pour des droits nouveaux conférés aux animaux, dans la ligne de l’émancipation
des femmes, des esclaves, etc., supposés être victimes de l’exploitation capitaliste. Il s’entoure d’ailleurs de gens comme Aymeric Caron…

Autre élément : sous le quinquennat qui vient de s’achever, LAREM a fait voter des textes sur la ‘‘condition animale’’, notamment par l’action du député des Alpes-Maritimes et vétérinaire Loïc Dombreval. Et aux municipales, les associations animalistes faisaient le tour des listes pour que les candidats s’engagent à ce qu’il y ait une journée sans viande dans les cantines, un adjoint à la cause animale, etc., dans la commune. En 1981, à gauche comme à droite, ç’aurait été lunaire… C'est donc une tendance lourde. Et pas seulement eu égard aux animaux : regardez le succès de La Vie secrète des arbres de l’Allemand Peter Wohlleben – 400 000 exemplaires vendus sur notre sol ! Mais si tout cela a droit de cité, c’est que notre modèle culturel historique est disloqué.

Le vote chasseur pèse-t-il encore sur la présidentielle ?

Il pèse car, au suffrage universel, c'est le nombre de voix qui compte. Or, le vote chasseur équivaut en théorie à environ un million de personnes. Qui plus est, c'est un groupe structuré. Il y a des associations communales, départementales, etc. Il y a aussi de l’argent, pour assurer un lobbying et des relais efficaces. Cela étant, ce n'est pas la CGT de la grande époque : si les représentants de la chasse émettent une ‘‘consigne de vote’’, rien ne dit qu’elle sera suivie à la lettre sur le terrain. Au contraire, il s’agit d’un ensemble sociologiquement et politiquement très divers. La chasse est une passion, mais le chasseur, lorsqu’il vote, a aussi, à titre individuel, d’autres intérêts à défendre. Se figurer un vote homogène est une vue de l’esprit. Depuis 25, 30 ans, on note cependant un tropisme en direction du RN, mais ça ne signifie pas que la majorité des chasseurs votait Le Pen. D’autant plus que Marine Le Pen, on le voit, la chasse, ce n’est pas sa tasse de thé… Ce qui a conduit certains nemrods à aller vers Zemmour. En outre, on constate un résidu de votes de gauche, non négligeable, notamment dans des régions comme la Baie de Somme, la Brière, les Bouches-du-Rhône, etc., là où il y
avait de l’industrie et une tradition communiste couplée à un attachement ancestral à la chasse (acquis de la Révolution arraché aux nobles). Enfin est arrivé Macron, lequel, de manière un peu contre-intuitive, s'est entiché de cette question-là, et y a sans doute vu une bonne clé d'entrée pour contrer l’influence du RN dans les campagnes et dans la France périphérique. Avec cependant pas mal de ‘‘en même temps’’ au sujet de la chasse…

Au-delà de la chasse, c’est une multitude de modes de vie qui se trouve attaquée. Une défense commune de ceux-ci vous semble-t-elle encore possible ?

Oui. Rappelez-vous les manifestations de l’automne dernier… Cependant, la question est désormais la suivante : comment montrer qu’entre la chasse à courre, le foie gras, l’élevage, telle tradition locale, etc., il existe un continuum ? C’est évident pour vous ; pas pour tous. Il faut donc des
acteurs politiques talentueux, capables d’établir cette continuité et de l’inscrire dans le débat public – un peu à la manière de ce qu’avait fait Zemmour, en tant qu’observateur, dans Le Suicide français. Songez à CPNT et à Jean Saint-Josse : 6,77 % aux européennes de 1999, et 4,23 % aux présidentielles de 2002 – soit 1,2 million de suffrages. Or, c’était le candidat de la chasse, des pêcheurs, mais aussi de la ruralité, de la nature et de la tradition. C’est, toutes choses étant égales par ailleurs, le flambeau qu’a repris Jean Lassalle, qui a littéralement ‘‘cartonné’’ dans certaines régions… En somme – et parce que beaucoup de Français sont en réalité indifférents ou neutres à l’égard de la chasse (excepté quand certaines vidéos paraissent sur les réseaux : il y a un gros travail à faire à ce sujet !) –, je crois que les chasseurs doivent continuer à mener leur campagne de communication et d’explication, à montrer en quoi ils sont utiles à la société, au maintien des écosystèmes, dans quelle mesure ils représentent une sentinelle sanitaire face aux zoonoses, etc. Vu l’ampleur du défi de la transition écologique, l'État ne peut pas se permettre de ne pas s'appuyer sur la société civile ; or, les chasseurs en font partie. Pour le reste, personne ne sait ce qu’il en sera
dans vingt ans…