A bien des égards, Étienne Fougeron résumait à lui seul l’esprit que nous voulons incarner au sein de Jours de Chasse. C’est pourquoi nous ne pouvions que lui rendre un hommage appuyé, lui qui nous a quittés à la fin du mois de janvier. Non seulement parce que ‘‘Ten’’ – son nom d’artiste – nous avait livré, dans notre premier numéro, un bel article sur un autre grand artiste, Xavier de Poret, qui était un exemple pour lui ; non seulement parce que nous lui avions consacré un article (Jours de Chasse n° 26) ou encore parce que nous avions choisi l’une de ses aquarelles pour illustrer une de nos couvertures (Jours de Chasse n° 42), mais pour bien d’autres raisons encore à nos yeux, à mes yeux. Dût sa modestie en souffrir – de là-haut, il doit s’en défendre, avec une vigueur non feinte ! –, il représentait bien la figure de l’honnête homme du XVIIe siècle, siècle qu'il admirait d’ailleurs beaucoup, tout à la fois cultivé sans être pédant, distingué sans être précieux, réfléchi, mesuré, discret, bref une élégance extérieure et morale.
« L’impressionniste » : ainsi avions-nous titré pour le qualifier – c’était forcément un peu réducteur. Il n’empêche. Le souvenir, dit-on, des instants vécus ou rêvés est l’un des grands plaisirs des disciples de saint Hubert. Avec Ten, c’est toute leur sensibilité qui resurgit, celle qui dépasse la nature ambivalente du chasseur, être instinctif tout autant que civilisé, comme pour mieux la dominer. Au vrai, avec son œuvre, c’est un autre monde qui se dresse devant nous, celui de la méditation et de la nostalgie, avec une remarquable simplicité de moyens, propres à l’aquarelle. Ce sont des cieux tourmentés d’hiver annonciateurs de migrateurs, ou ces petits matins d’automne à l’orée d’un taillis… On ne se lasse pas de ces lumières automnales et hivernales, de ces paysages à peine marqués par la présence de l’animal ou de l’homme… Il possède en lui, selon le joli mot de Baudelaire, le secret des « pittoresques beautés de la saison triste ».
Que l’on soit chasseur ou campagnard, Ten a su émouvoir parce qu’il portait cette qualité si rare aujourd’hui chez les artistes : la poésie. « Il réduit le réel à une densité extrême, saisissant l’âme des choses par une intuition analogue à celle du mystique et conférant aux paysages une poignante grandeur ». L’hommage pourrait être osé s’il n’avait émané de Georges Mathieu, dans un très beau texte qu’il a consacré à Ten. Il est d’autant plus pertinent que tout paraissait opposer les deux hommes : le modernisme contre le classicisme, la flamboyance contre la sobriété.
À ceux qui le rencontraient pour la première fois, Ten semblait sorti tout droit d’un roman de La Varende, à commencer par sa passion viscérale pour l’histoire, la France et les campagnes. Les campagnes ? C’est évidemment, charnellement, la sienne, la Beauce. Issu d’une vieille famille de cette terre qui a tant donné à la chasse, il reconnaîtra, lui, le dernier de sept enfants, avoir eu une enfance « très protégée », à Villeprévost, dans sa maison de famille – lieu même où s’est déroulé, à la fin du XVIIIe siècle, le début du procès des ‘‘chauffeurs’’, dénommés ainsi parce qu’ils chauffaient les pieds des gens pour leur faire avouer où ils cachaient leurs biens. Jusqu’à l’âge de 13 ans, il aura son père comme précepteur, qui lui donnera « le goût des disciplines littéraires et artistiques ». Des passions qui ne le quitteront jamais. Il suivra des cours à l’école des Beaux-arts d’Orléans, qui ne lui laissera pas un souvenir impérissable. Ses études ? Elles furent brillantes : il sera admis à l’École des Chartes, concours difficile s’il en est. Il ne connaîtra pas l’atmosphère feutrée des Archives, mais celle, plus mouvementée, de la publicité, puis de la communication d’un grand constructeur automobile japonais. De cette vie parisienne, moderne, qu’il ne goûte guère, il s’échappe par la chasse, en Beauce, puis par la chasse au vol au début des années 1980, qu’il avait pratiquée vingt ans plus tôt, « par passion de l’esthétique, pour la beauté d’un véritable opéra sauvage ». Sa carrière d’aquarelliste ? Elle avait commencé au début des années 1970, et cette passion ne cessera jamais d’occuper son esprit. En quelques années, il se fait un nom bien au-delà de ses amis, de sa région et de son pays. À Genève, Tokyo, Ten expose et vend.
Sa reconnaissance, il la doit sans doute, comme le dit Mathieu, à son côté « intemporel », parce qu’il « échappe magistralement à deux écueils : les modes et les académismes ». De son œuvre, on retiendra les ciels tourmentés, les paysages impressionnistes – pourtant d’une grande précision –, avec la Beauce, toujours et encore (même s’il lui est arrivé de lui faire quelques infidélités !), cette « plaine » chère à Paul Vialar. En chaque œuvre, il essayait « de saisir la poésie fugitive d’un instant ». C’est dans cette terre riche et grasse qu’il a tant aimée qu’il repose désormais. À n’en pas douter, Ten fait partie de ces grandes figures que l’on croise parfois dans la vie ; rarement, en vérité…