Depuis trente ans, Nicolas Dubreuil fait figure de passeur entre le Groenland et le reste du monde. Non seulement il y possède une maison (à Kullorsuaq, village de quelque quatre cents âmes, dans le Nord-Ouest du pays), mais il a appris la langue autochtone, et vit, « là-haut » – comme il aime à dire –, à l’aune des mœurs locales, y compris cynégétiques. Auteur de plusieurs ouvrages, il a, après avoir notamment travaillé pour la Compagnie du Ponant, fondé Sedna – du nom de la déesse de la mer chez les Inuits –, une société qui propose de découvrir la réalité des régions polaires. En 2019, il nous avait accordé un passionnant entretien (voir Jours de Chasse n°78) ; il nous parle ici du climat, de l’ours blanc et… des radis du Groenland.
Comment les chasseurs groenlandais appréhendent-ils les modifications de leur milieu sous l’effet du changement climatique ?
C’est une question intéressante. Leur réaction en dit long sur leur vision du rapport entre l’homme et la nature, ou plutôt de l’homme dans son environnement car, pour eux, la ‘‘nature’’ n’existe pas. L’homme et la nature ne font qu’un. Les chasseurs inuits vivent depuis 4 500 ans dans cet environnement particulièrement agressif grâce à une règle essentielle et vitale : l’adaptation. De tout temps, les Groenlandais ont su s’adapter aux modifications de leur environnement. Donc, ils ne sont pas forcément inquiets de ce changement, mais, récemment, j’ai pu noter qu’il y avait une forme de questionnement quant aux nouvelles régions qui apparaissent sous les glaciers en recul. Des terres que leurs parents ne connaissaient pas, des vitesses de changement ignorées d’eux… Se pose maintenant la question de savoir à quelle vitesse il va falloir s’adapter.
Animal emblématique, l’ours blanc est classé ‘‘vulnérable’’ par l’UICN. Certains militent pour qu’il soit intégralement protégé, que les Groenlandais eux-mêmes ne puissent plus le chasser. Qu’en pensez-vous, et, d’un point de vue empirique, les chasseurs groenlandais ont-ils le sentiment que cette espèce se raréfie ?
Pour être parfaitement clair, ce qui a détruit la population d’ours blancs, ce ne sont pas les Groenlandais, les Inuits du Nunavut, les Eskimos aléoute ou les Choukches, ce sont les Occidentaux ! Les trappeurs norvégiens, danois, allemands ou français. C’est la soif de consommation de l’Occident qui est à l’origine de tout cela. Donc, je trouve cela particulièrement déplacé de mettre au banc des accusés une population qui consomme entièrement l’ours pour sa survie (peau pour les vêtements, et viande pour la nourriture). Cessons de polluer et de surconsommer avant de leur interdire quoi que ce soit. De plus, les quotas sont stricts, et respectés ! Il n’y a pas de braconnage. On ne revient pas discrètement au village avec un ours dans sa musette !
Les Inuits nomment l’ours polaire : ‘‘le grand vagabond’’. Il se déplace rapidement d’un coté à l’autre de l’océan Arctique. Il est donc singulièrement difficile de dénombrer précisément l’espèce. L’ours polaire étant inféodé au phoque (annelé, en particulier), il souffre du changement climatique. Même si c’est un mammifère marin, il a plus de mal à chasser
un phoque dans l’eau que sur la glace. Donc, il est en train de s’adapter – bien avant nous ! D’un point de vue général, tout le monde s’accorde à dire que la population décroît. D’un point de vue local, c’est plus compliqué. Au nord du Groenland, on voit de plus en plus d’ours. Donc, les chasseurs de Kullorsuaq ne ressentent pas de diminution, mais plutôt une augmentation.
Que répondez-vous à ceux qui évoquent le ‘‘pays vert’’ que fut jadis le Groenland, pour souligner que ce pays n’a pas toujours été une ‘‘terre de glace’’ ?
Ce nom de Groenland vient des Vikings qui, passés par l’Islande (la terre de glace) et ses côtes de lave relativement inhospitalières, découvrent le Sud-Ouest du Groenland, particulièrement vert à cette époque. Mais il ne faut pas oublier qu’ils n’ont jamais pu accéder à la côte Est du Groenland, car encombrée de glace (banquise et icebergs), qu’ils ne sont pas montés à plus de 65° de latitude nord, qu’ils sont allés au fond des fjords retrouver des vallées, qu’ils sont arrivés au mois d’août, à une période particulièrement propice, et qu’Erik le Rouge avait besoin d’un argument ‘‘publicitaire’’ pour faire venir d’autres colons… Vous savez, le Groenland est loin d’être une simple étendue de glace. C’est un pays très complexe et varié. Encore aujourd’hui, le Sud-Ouest est très vert, alors qu’à Kullorsuaq, par exemple, les bateaux ravitailleurs ne peuvent venir que de juillet à novembre. Au Sud du Groenland, on trouve des chevaux, des moutons, des saules et des bouleaux qui font jusqu’à deux mètres de hauteur ; et on y cultive des radis ! À Kullorsuaq, les champignons sont plus hauts que les arbres…
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