Journaliste depuis les années 1970, Gilles Luneau a notamment collaboré – comme grand reporter – à Libération, au Canard Enchaîné, au Nouvel Observateur, à Challenges, etc. Durant tout ce temps passé « pour beaucoup à l’international », il n’a cessé de garder un œil sur l’évolution de l’agriculture, la relation homme-nature étant un axe structurant de sa réflexion. « L’agriculture m’a logiquement amené à m’intéresser à l’agronomie ; l’agronomie, à la biodiversité et au climat. Et le tout à la géopolitique…»
En 2020, il publie Steak barbare, ouvrage effrayant et nécessaire au
sein duquel il rend compte de l’enquête qu’il a menée aux États-Unis et
en Europe sur la nourriture dite ‘‘de laboratoire’’ – ses promoteurs, ses
enjeux, ses conséquences. « Engagé pour l’information », Gilles Luneau, qui réalise aussi des documentaires, s’en ouvre à Jours de Chasse.
Quels sont vos liens avec la ruralité ?
Mes racines sont bretonnes, les marais de Redon, au confluent de la Vilaine et du Don. Mon père ayant migré en Île-de-France, j’ai grandi, entre deux fermes, en lisière de la forêt de Sénart. À 24 ans, je suis retourné vivre en Bretagne, à Guémené-Penfao. Quand il a fallu professionnellement se rapprocher de Paris, j’ai opté pour une ancienne ferme en Touraine. Maintenant, je vis en Bretagne, dans un hameau du Morbihan. Je suis profondément rural, même si ma vie professionnelle m’a rendu souvent urbain. Je n’aime la ville que pour les musées, les théâtres, l’architecture, guère plus. Mon équilibre passe par les champs, l’herbe, les haies, les bois.
Êtes-vous familier de l’univers de la chasse ? Quel regard portez-vous sur elle ?
Mon père était chasseur, plutôt bon fusil. Enfant, la chasse et la pêche faisaient entièrement partie de notre vie. C’était un moyen d’avoir de la viande et du poisson à table, que ma mère cuisinait très bien. J’ai été élevé avec des setters irlandais, des épagneuls. J’aimais accompagner mon père à la chasse dans le marais comme sur terre. J’aimais beaucoup regarder le travail des chiens. Ensuite le métier de grand reporter m’a fait mener une
vie plus urbaine que rurale. Et même plus internationale que française. Ne vivant plus à la campagne, même si j’y résidais, je me suis interdit le droit de chasser. Pour moi, la chasse est une activité normale quand on vit à la campagne. Mais j’aurais eu du mal à assumer d’arriver de la ville pour tirer du gibier sur un territoire où je ne vivais pas ou peu.
Comment expliquez-vous que la chasse, passion ou culture, soit aujourd’hui attaquée non plus seulement dans sa légalité mais surtout dans sa légitimité ?
En préambule, je fais une distinction entre la chasse – dont je défends la légitimité – et les chasseurs, dont je pense qu’ils gagneraient à jeter les bases d’une refondation de l’exercice de leur passion. Et peut-être à être plus attentifs à l’argumentaire et aux qualités de certains de leurs représentants. Les meneurs de l’offensive antichasse ont essentiellement un problème de rapport à la mort. Notre société élimine la mort de la vie courante, elle est éludée, presque un tabou.
Nous sommes dans une société de plus en plus déréalisée. Une bonne partie des gens achète sa viande au supermarché, en barquettes : ils ne relient pas le morceau de viande à l’animal dont il provient. La mort de ce dernier est évacuée. Cet abandon grandissant du réel forme une génération d’urbains pour lesquels la mort est un retour au réel insupportable. Combien de personnes savent encore tuer et plumer un poulet, ce qui était un apprentissage normal pour ma génération ? D’où la fable de la mort animale qui serait injuste. Or, la mort est là tous les jours, fin de vie naturelle ou fruit de la dynamique proie-prédateur. Dans ces conditions, l’urbanisation de la société est un bon terreau pour les antichasse. Pour l’instrumentalisation des ignorances et des peurs.
Vu le poids électoral de la ville, ce n’est pas étonnant que les politiciens soient sensibles aux sirènes animalistes. Mais le sujet devient grave si on ne s’émeut pas de l’apparition de partis animalistes. Ravaler un scrutin à hauteur de chenil, d'étable ou de bac à chat ne respecte pas la politique à la hauteur de ses enjeux. Et de quel droit un groupe d’individus s'autoproclame le représentant des animaux ? Ceci étant posé, il demeure important d’avoir des lois protégeant les animaux de la maltraitance des humains.
Ce n’est pas un hasard non plus si ceux qui tirent les ficelles des campagnes antichasse sont véganes : le réel les dégoûte. Ils adorent faire peur avec du sang. On le voit avec l’utilisation de photographies d’animaux morts et sanguinolents sur les réseaux sociaux. La vue d’un animal égorgé ne me choque pas, c’est normal si on veut le manger. Pour les antichasse, il ne faudrait pas tuer d’animaux. Il faudrait une société sans risques, sans imprévus. Une société de contrôle total, hygiéniste, orwellienne. Ils se posent en défenseurs de la nature, une nature qu’il faudrait mettre sous cloche pour venir l’admirer le week-end. C’est conforter l’être humain dans la dérive qu’est son extraction des dynamiques du vivant. C’est continuer l’objectivation de la nature qui nous a conduits dans la situation écologique désastreuse où nous sommes.
À mes yeux, aujourd’hui, la défense du droit de chasse, conquis à la Révolution, ne peut se limiter à celle du droit des chasseurs. Ce serait l’enfermer dans des intérêts catégoriels et la porte ouverte à tous les dénigrements. Je défends la chasse comme faisant partie du combat global de la réinsertion de l’être humain dans l’écosystème planétaire. Personne ne peut nier les interactions – positives comme négatives – de la chasse sur l’écosystème : elle a imprimé sa marque sur des millions d’années de coévolution de l’être humain et de son milieu. Comme le reste des activités humaines, la chasse est à repenser en fonction des enjeux écologiques plus qu’en défense des avantages acquis d’une catégorie de citoyens.
Dans Steak barbare, vous écrivez : « Sans complotisme, il y a bien des vases communicants, idéologiques et financiers, au niveau international, entre les mouvements végans, les organisations de protection animale, les industriels de l’agriculture cellulaire et les financiers ». Des ‘‘liens’’ peu évidents au premier abord…
En effet, à la façon dont ils se présentent tels des sauveurs de la planète, on pourrait penser que les véganes sont des fervents opposants aux multinationales de l’agroalimentaires et des élevages industriels. Or c’est le contraire. Dès le départ, le petit club des véganes et transhumanistes qui est à l’origine des start-ups d’ersatz de viande avait un double but, idéologique et financier : d’une part, passer de l’étape start-up à la grande firme pour alimenter les non-véganes en fausses viandes – car ils ne se font pas d’illusion sur leur capacité à convaincre 7 milliards de mangeurs – et, d’autre part, faire fortune, ce qui est la raison d’être des startups. Ce que je découvrais dans mon enquête il y a trois ans se confirme chaque jour. Les
grands opérateurs mondiaux de la viande (Tyson Foods, Cargill, JBS…) et de l’agroalimentaire (Nestlé, Unilever, Danone…) sont entrés au capital des start-ups de ‘‘protéines alternatives’’ directement ou via des fonds d’investissements. Ou bien ils prennent leur place sur un segment de la nouvelle filière, comme Soufflet, qui fournit la farine de pois à Beyond Meat.
Les activistes antispécistes favorisent cette diversification de l’industrie de la viande car cette dernière a la puissance marketing pour formater un nouveau mode de consommation relayant l’idéologie végane. Les industriels prennent pied sur une niche qui permettrait de se passer des paysans et de la nature. D’ailleurs, les activistes s’en prennent généralement
aux segments faibles des filières – agriculteurs, bouchers, petits abattoirs – mais ne s’attaquent pas aux multinationales. Ils ne veulent pas casser les filières mais réorienter leur activité. Cette attitude émane de leur philosophie ‘‘altruiste efficace’’, qui privilégie l’utilisation de l’argent de la façon la plus rentable possible pour atteindre leurs objectifs idéologiques. Cette philosophie préside aux débuts de l’offensive économique des start-ups et leurs circuits de captation financière (milliardaires du numérique, donations pour le bien-être animal). Ces circuits financent des organisations animalistes jusqu’en Europe et en France, pour faire de l’agitation et du lobbying pour changer les lois. Il y a donc une pensée cohérente d’expérimentation et de développement industriel, adossée à une instrumentalisation des braves gens se souciant de bien-être animal.
Concernant la viande cellulaire, Luc Ferry soutient dans Les Sept écologies qu’« aucun argument scientifique ne prouve si peu que ce soit la dangerosité de cette nouvelle alimentation carnée », et que, par ailleurs, la crainte d’une « rupture anthropologique » profonde, telle que vous la pensez, est infondée. Que vous inspirent ces propos ?
Luc Ferry a raison, on ne sait pas grand chose de la viande in vitro. J’ignore donc comment il peut affirmer sa non-dangerosité ! D’autant que les industriels avancent le secret industriel pour taire des éléments essentiels.
Par exemple, l’opacité est totale sur les liquides nourrissant les cellules in vitro. Ils contiennent vraisemblablement des hormones de croissance de synthèse. Lesquelles ? Produites comment ? Mélangées en quelles proportions, et à quoi ? Comment réagira le corps humain à long terme ?
Mais notre différend profond est sur le risque de rupture anthropologique. N’en déplaise à l’ancien ministre de l’Éducation nationale, éduquer des enfants en leur apprenant que leur vie dépend de l’agriculture, donc de l’entretien de la nature, est fondamentalement différent que de les éduquer
avec l’idée que leur vie dépend de la production d’une usine. Cette différence de rapport au monde est bien une rupture anthropologique
en regard de 7 millions d’années de coévolution des êtres humains avec la nature et 10 000 ans de domestication des plantes et des animaux. La viande de synthèse ouvre sans retenue les portes du posthumain et du
transhumanisme. Est-ce si désirable que ça ? Je pourrais allonger la liste de mes craintes avec la sécurité et la souveraineté alimentaires. Des usines risquent de concentrer la production et de tenir des pays entiers à leur
merci. Ou à la merci d’un accident industriel. Étonnant qu’un républicain comme Luc Ferry ne s’en alarme pas.
Sachant que la planète pourrait compter dix milliards d’habitants en 2050, quelles pistes devraient être envisagées pour assurer des ressources en nourriture suffisantes ?
La question de ‘‘nourrir le monde’’ introduit un faux débat. De sa naissance à la révolution industrielle, l’agriculture a toujours été pensée pour nourrir son territoire d’exercice. Ce qui n’a jamais empêché les échanges de produits agricoles, les comptoirs de la Grèce antique autour de la Méditerranée en témoignent. L’agriculture dite conventionnelle (engrais
de synthèse, pesticides, mécanisation) est incapable de répondre au défi démographique car elle dégrade les sols, épuise les ressources, pollue et participe aux émissions de GES. Selon la FAO et le GIEC, la réponse agricole à la question démographique passe par l’agroécologie, par des modèles agronomiques respectant et amplifiant les dynamiques du vivant. Toutes les autres initiatives (numérisation, robotisation, modifications génétiques, etc.) ne sont que des artifices visant à prolonger la survie d’un modèle
agronomique obsolète.
Steak barbare décrit comment une vision technologique du progrès conduit à la naissance d’un ‘‘homme nouveau’’ libéré de la dépendance à sa biologie et à la nature, tel que le veulent les transhumanistes. Pourquoi ce sujet capital pour l’avenir de l’humanité n’est-il pas plus présent dans le débat public ?
Je pense que c’est à cause de la place chez les élites – politiciens, économistes, chefs d’entreprises – du dogme du progrès et de la croissance, engendrant un ‘‘sens de l’Histoire’’. Une forme de croyance religieuse assénée à coup d’équations selon laquelle la recherche scientifique est guidée par ses possibles applications industrielles et que le développement d’une société est arrimé à sa croissance économique et financière. Cette logique privilégie la résolution des erreurs ou des faillites d’un système par une solution technique préservant la trajectoire initiale plutôt que d’analyser les causes originelles de cette faillite. Dans ce cadre, la modification – chirurgicale, génétique, chimérique – de l’être humain pour triompher de la maladie et de la mort est un progrès. Concrètement, peu importe la dégradation des conditions naturelles de la vie sur la Terre, la technique trouvera toujours une solution.
Alors pourquoi perdre son temps avec l’écologie ! Par exemple, on préfère investir des milliards dans la fabrication d’aliments de synthèse plutôt que de changer de système agro-industriel. Pour faire accepter cette énorme rustine, on ne parle plus de nourriture ni même d’aliments, mais d’apports en protéines, en nutriments. On ne parle plus de repas mais de doses journalières. L’être humain n’a plus un corps à nourrir – avec son cortège gastronomique et culturel – mais une mécanique à entretenir selon des normes médicales définissant une nouvelle morale.
Pourriez-vous nous parler de vos derniers travaux en cours ?
Je viens de terminer un livre, Les Paysans face au chaos climatique. J’y partage la parole de ceux qui sont aux premières loges du changement climatique. Dans leur diversité, ils sonnent tous l’alarme du chaos provoqué
dans le comportement des plantes et des animaux par le réchauffement climatique. Maintenant, je fais une pause journalistique pour consacrer les mois qui viennent à un projet littéraire personnel. Et peut-être un prochain film…