Les Évènes, peuple de chasseurs du Kamtchatka, constituent l’un des terrains de l’auteur, anthropologue. Elle étudie leurs relations à la nature teintées d’une philosophie animiste : il existe un dialogue entre les âmes vivantes, entre humains et non-humains. Mais un jour, lors d’une marche sur une toundra d’altitude, elle entre « en collision » avec un ours (littéralement), la laissant défigurée, mais bien vivante. « C’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort », écrira-t-elle. C’est le prélude à un récit intime d’une grande densité, porté par une langue intense et poétique, une tentative pour comprendre l’impensable qui s’est produit. En considérant le contact avec l’ours non comme une confrontation, mais comme une rencontre préfigurée par son cheminement, l’auteur plonge au cœur de son propre sujet d’étude. Elle retrace au fil des pages l’enfer des soins hospitaliers et la compréhension progressive d’une vérité d’un autre temps : en se mêlant à l’ours, ce dernier a laissé sa part en elle. Le récit brosse la genèse de cet état troublant incompatible avec la société occidentale. Lorsqu’une psychologue évoque « l’identité perdue des défigurés », elle y oppose les récits qu’elle collecte sur le terrain, « sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps ». Égarée dans « le monde trop humain des hôpitaux » et alors qu’elle n’est que partiellement rétablie, elle repart chez les Évènes, pour y guérir. « Je dois redevenir matukha (‘‘l’ourse’’) qui descend dans sa tanière pour passer l’hiver et reprendre des forces vitales ». Sa guérison et sa compréhension de l’événement, elle les doit à ces chasseurs-rêveurs, car là-bas se mêlent les âmes de tous les êtres. « Le chasseur module sa voix pour adopter celle de l’autre et, ce faisant, entre dans son monde, masqué mais encore lui-même sous son masque. » Il y a là une vision singulière du rapport à la nature, bien éloignée de celle de nos sociétés modernes. L’acte de chasse y est encore normalisé, la mortest une issue acceptable à la rencontre entre deux êtres que tout distingue ; c’est un moyen de stabiliser les identités. Cette vérité forme la complexité du nouvel état de l’auteur : ni elle ni l’ours n’ont succombé à la rencontre. « Maintenant tu es miedka, moitié-moitié », lui dit le chef du clan… Prix François-Sommer 2020, un récit déroutant sur l’incertitude, une belle leçon de résilience et une invitation à repenser la place de l’homme dans la nature, parmi les fauves.

Verticales, 152 pages, 12,50 €.