Né en 1940, Christian Lévêque, docteur ès Sciences, a écrit de nombreux ouvrages sur l’écologie et la biodiversité. Homme de terrain, notamment en Afrique, il rappelle fort opportunément que « la Nature n’est pas un jardin d’Eden » dans son dernier livre publié chez L’Artilleur : Le double visage de la biodiversité. Face aux représentations idéalisées de la nature qui se multiplient, il plaide pour un discours réaliste, sans parti pris idéologique. Nous avons eu le plaisir de recueillir le produit de ses réflexions.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’écologie au sens large ?

Né dans un village semi-rural d’un pays bocagé du nord de la France, j’ai pataugé, enfant, dans les mares des alentours où je récoltais des tritons, des têtards, des insectes divers, que j’essayais d’élever à la maison. De là, ma première sensibilisation à l’écologie… Après une licence de sciences, je me suis spécialisé en océanographie mais c’est sur un grand lac d’eau douce africain, le lac Tchad, que j’ai débuté ma carrière qui s’est poursuivie par la suite dans un programme de l’OMS de lutte contre des vecteurs de maladies parasitaires vivant dans les rivières d’Afrique de l’Ouest. C’est sur le terrain et non pas derrière un ordinateur que j’ai fait mes classes d’écologue. Par la suite, en animant des programmes de recherches sur les grands fleuves, j’ai essayé de développer une écologie pragmatique dans laquelle les humains ne sont pas seulement des ‘‘perturbateurs’’ mais des éléments actifs des dynamiques naturelles. Être écologue, ce n’est pas abonder aux discours anxiogènes des ONG sur la destruction de la nature par les humains. C’est prendre du recul et essayer de trouver les meilleures conditions possibles d’une cohabitation avec une nature qui nous est utile, mais dont certains ont oublié qu’elle ne nous veut pas que du bien. Petit quizz : pensez-vous que le bocage, qui a été créé au détriment de la forêt, soit un système écologique dégradé ? J’attends les réponses !

Revenons à vos expériences en Afrique. Qu’en avez-vous retiré ?

Sur le lac Tchad, entre 1963 et 1970, j’étais membre d’une équipe de jeunes chercheurs relevant de différentes disciplines (hydrologues, géologues, chimistes, biologistes, sociologues, etc.) qui cherchaient à comprendre le fonctionnement de cette immense zone humide et à évaluer ses potentialités halieutiques. Le fait de côtoyer des collègues d’autres disciplines sur un terrain commun, autour d’un objectif commun, m’a amené à élargir ma réflexion de jeune écologue à bien d’autres domaines que la biologie, ce qui a été à l’origine de l’orientation très multidisciplinaire de mes travaux (ce que l’on a pu appeler l’écologie systémique).

L’Afrique de l’Ouest, à l’époque où je l’ai connue – entre 1973 et 1978, puis plus tard dans le cadre d’autres missions –, n’était pas vraiment une nature vierge ou sauvage. Mais on peut dire que par rapport à l’Europe elle était bien moins anthropisée. J’ai parfois fait le rapprochement entre le mode de vie des ruraux africains à cette époque et celui de nos ancêtres ruraux européens aux XVIII et XIXe siècles. Ceux-ci, qui arrachaient à grand peine à la terre leurs maigres récoltes sous la menace des aléas climatiques et des ravageurs de culture, ne parlaient pas de protéger la nature. La nature était aussi la source de nombreuses maladies que nous avons par la suite contrôlées ou éradiquées en Europe mais qui sont encore omniprésentes en Afrique comme elles l’étaient chez nous au XIXe siècle (vous noterez que les écologistes ne parlent jamais de cela…). Bref, le regard sur la nature du paysan sahélien n’a rien à voir avec celui de l’urbain occidental. Pour les premiers, la nature est à la fois un ensemble de ressources (la viande de brousse, etc.) et une source inépuisable de nuisances dont il faut se protéger. Ce n’est pas le jardin d’Eden du militant écologiste occidental ! Protéger la nature, selon la conception occidentale, ce serait continuer à subir ses méfaits !

Votre dernier ouvrage, Le double visage de la biodiversité, le rappelle en effet opportunément…

Toute l’écologie, scientifique ou politique, repose sur un biais cognitif majeur : la croyance en l’existence d’une nature qui serait belle et ordonnée si les humains ne la détruisaient pas. La pastorale écologique dont les médias et les mouvements militants nous abreuvent fait l’apologie d’une nature bucolique qui occulte la dualité du rapport des humains à la nature : tout à la fois ceux-ci en apprécient certains aspects (la beauté des paysages, par exemple) mais, en même temps, ils n’ignorent pas que la nature est une source inépuisable de dangers et qu’il faut s’en protéger. Partant de là, les mouvements militants veulent nous faire croire que les humains sont l’ennemi de la nature et ne pensent qu’à la détruire.

Or, si on reprend l’histoire de notre lignée, l’homme a longtemps été une proie facile face aux prédateurs. Si nous avons survécu alors que d’autres lignées d’hominidés se sont éteintes, c’est peut-être parce que Sapiens s’est méfié de la nature, a réussi à éviter les pièges des prédateurs et a su se protéger des dangers dus aux espèces toxiques, aux maladies et aux risques naturels. Pour ce faire, il a eu recours aux innovations techniques : il a maîtrisé le feu, mis au point des armes et des outils, aménagé sa ‘‘niche’’ pour se protéger des aléas de la nature (protection contre les crues, réserves d’eau, etc.).

Le WWF franchit la ligne rouge quand il nous dit que protéger la nature c’est protéger notre santé. Il semble ignorer qu’en protégeant les zones humides on protège aussi tous les vecteurs de maladies parasitaires qu’elles abritent, notamment dans les pays tropicaux. À commencer par les moustiques, vecteurs du paludisme. On pratique aussi l’omerta sur le fait que les zones humides sont de grands émetteurs de méthane, un puissant gaz à effet de serre, ce qui gâcherait le discours protectionniste. On préfère accuser les rots des vaches…

Comment expliquer qu’une part importante des écologistes est prête à sacrifier l’homme pour ‘‘sauver’’ Gaïa ?

L’ONU a créé officiellement la Journée internationale de la Terre Mère célébrée, chaque année, le 22 avril. Ce n’est pas neutre. Le recul des religions a favorisé le retour d’une pensée animiste qui se manifeste par un culte de la Mère nature supposée bonne et généreuse qui est l’antithèse du monde vécu par la majorité des humains. Ce qui n’est pas sans rappeler le culte de l’Être suprême de Robespierre et le paradis des religions chrétiennes…

Le sentiment d’anxiété a été instrumentalisé pour créer des peurs exploitées médiatiquement : peur des pollutions, des OGM, du nucléaire, du climat, etc. En créant ces ‘‘peurs’’, les grandes ONG de conservation de la nature qui sont à la manœuvre veulent nous imposer des politiques d’apartheid entre les humains et la nature via les aires protégées. Leur problème est de protéger la nature des humains, pas ce que deviendront les hommes qui en seront exclus. C’est bien expliqué dans le livre de l’historien Guillaume Blanc, Le Colonialisme vert.

Le pire en la matière, c’est le retour de la pensée magique, qui a réémergé à propos de l’épisode Covid : c’est la Mère nature qui se venge des exactions que nous lui faisons subir, nous ont dit les bien-pensants écologistes. Une sinistre blague, car la nature n’a aucune morale et vouloir pactiser avec elle, c’est, en réalité, se mettre à sa merci.

Vous écrivez avec un rien de provocation : « Il est révélateur que le virus de la variole ou le ver solitaire ne figurent pas sur les fameuses listes rouges de l’UICN ! » Qu’entendez-vous mettre au jour ainsi ?

J’entends par là que les mouvements militants ont des œillères et pratiquent ce que j’appelle un tri sélectif de l’information qui relève, en réalité, de la désinformation. Parler seulement de ce qui ne va pas en passant sous silence ce qui va relève du mensonge par omission ; c’est totalement contraire à la déontologie scientifique. Il est ainsi malhonnête de parler d’effondrement de la biodiversité en Europe. Si les populations de certaines espèces régressent, d’autres (et elles sont nombreuses) voient leurs effectifs
augmenter. Nous avons montré avec Bertrand Alliot (voir notre étude publiée en 2022 : Biodiversité : faut-il vraiment paniquer ?) une augmentation très importante depuis 30 ans des effectifs de beaucoup d’espèces de mammifères et d’oiseaux. Sans compter que plusieurs espèces que l’on qualifie d’invasives viennent également s’installer chez nous, dont certaines nous causent des désagréments. Ce qui démontre, à moins de nier l’évidence, que les milieux naturels ne sont pas ‘‘détériorés’’ comme le disent les militants, et qu’ils offrent toujours des ressources substantielles pour accueillir de nouvelles espèces ou permettre la croissance démographique d’espèces autochtones.

À la fin de votre ouvrage, vous évoquez la figure de « l’homme nouveau » dont certains écologistes prédisent l’avènement. Quelles seraient ses principales caractéristiques ?

Ce que j’ai voulu montrer, c’est qu’il y a des lectures différentes de la nature. Il y a la nature dont parlent les mouvements écologistes, pauvre victime des humains. C’est aussi la nature romantique des urbains, qui consomment de la nature pour les loisirs, mais une nature spectacle, sans danger, aseptisée. Et il y a la nature vécue par le monde rural et par la grande majorité des humains des pays en développement. Elle est avant tout source de nuisances. Dans un cas, la priorité est de protéger une nature généreuse mais imaginaire ; dans l’autre, de s’en protéger. Ce qui fut en réalité la principale préoccupation de l’humanité depuis son origine. Les utopies religieuses, socialistes et écologiques ont en commun de souhaiter l’avènement d’un monde nouveau dans lequel les humains, miraculeusement devenus vertueux, seraient parés de toutes les qualités pour constituer une société idéale de tolérance et d’harmonie. Une société dans laquelle la violence, la corruption, la recherche du profit et bien d’autres ‘‘caractéristiques’’ de notre espèce auraient disparu… Une société dans laquelle les humains vivraient en bonne entente avec la nature… Or, cette spéculation philosophique a peu de chance de se réaliser. C’est une opération de diversion quand on n’a pas de projets concrets à proposer.

Le paradoxe est que la nature que nous aimons en Europe et que nous cherchons à protéger, c’est une nature aménagée par les humains, à l’exemple de nos bocages, de nos alpages, de nos forêts, de nos zones humides comme la Camargue. Cherchez la logique, quand on sacralise la nature vierge d’aménagements, de labelliser la Camargue en tant que site Ramsar de conservation de la nature alors que c’est un système écologique hautement anthropisé pour la riziculture et la production de sel…

Face aux représentations idéalisées de la nature, quelles pistes devrions-nous explorer ?

Le monde vivant est violent, brutal et sans morale. Chaque espèce pour se nourrir doit tuer d’autres êtres vivants. La vie se détruit et se recrée sans cesse. Le discours catastrophiste est politique et idéologique : il n’est pas étayé par les faits. Un discours équilibré devrait tenir compte des effets que nous jugeons positifs ou négatifs de nos activités sur la nature. Nous vivons dans une nature coconstruite depuis des siècles, dont nous apprécions de nombreuses réalisations, même si d’autres peuvent prêter à critique. La protection de la nature n’a pas à prendre le pas sur celle de l’homme, ce qui ne justifie pas, pour autant, que l’on se comporte comme des barbares.

Nous devrions prendre comme repères pour les projets d’aménagements ou de restaurations les exemples de systèmes aménagés que nous considérons comme positifs, et non pas l’utopie du retour à une nature vierge non modifiée par l’homme.

Êtes-vous familier de la chasse ? Quel regard portez-vous sur elle ?

Je ne suis pas chasseur mais j’en connais beaucoup. La chasse a été initialement revendiquée lors de la Révolution comme un moyen de se protéger des prédateurs. Mais elle était depuis longtemps pratiquée pour compléter l’alimentation, par ce qu’on appelle des braconniers, en opposition aux détenteurs de permis.

Ceux-là, quoiqu’on en pense, étaient de fins connaisseurs de la nature. Beaucoup de chasseurs pratiquent la chasse comme un moyen de se rapprocher de la nature et ils la respectent. Un peu comme le pêcheur à la ligne. Mais elle est aussi pratiquée par des gens qui parlent de tableaux de chasse avant de se débarrasser des canards dans les poubelles. Cette chasse qui vise à tuer pour faire du chiffre, de même que la ‘‘trophéite’’, je n’en vois pas l’intérêt.