Née dans les années 1970, Bérénice Levet, philosophe, conçoit cette décennie comme un tournant capital : « Nous avons été le laboratoire d’expérimentation d’une nouvelle figure d’humanité. Avec l’alibi de notre liberté, de notre originalité et créativité prétendument originelles, et aussi un passé qu’on commençait à regarder comme coupable, tout visait à nous incarcérer dans la prison du présent et à nous dérober les trésors que recélait notre civilisation ». « Le péché originel de la modernité et du progressisme, aime-t-elle à résumer, est d’avoir prêté des vertus émancipatrices à la déliaison, à la désaffiliation, bref au déracinement ». Grâce notamment à sa fréquentation assidue d’Hannah Arendt, Bérénice Levet en prend, d’un livre à l’autre, toute la mesure. « Rien ne me destinait à enquêter du côté du Genre – je dois à Pascal Bruckner, fin limier, de m’avoir mise sur la voie de son infiltration en France –, du féminisme ensuite, de l’écologie aujourd’hui, mais deux questions me tourmentaient : que sommes-nous en train de faire à l’homme, et de l’homme ? Et que va-t-il advenir de l’entente française de la vie ? » Remarquable de clarté et de courage, son dernier ouvrage, L’Écologie ou l’ivresse de la table rase (L’Observatoire ; voir Jours de Chasse n°88), diagnostique avec précision les intentions réelles « de ceux qui se présentent comme mandatés par la Terre ou la Planète ». Alors qu’elle n’est pas nemrod elle-même, elle ne pouvait pas ne pas rencontrer le déduit, garant, à ses yeux, de la nature comme de la culture.

En quoi une certaine écologie contemporaine relève-t-elle, pour user de vos mots, de « l’ivresse de la table rase » ?

Une certaine écologie, en effet, celle qui s’incarne dans les milieux associatifs, dans EELV, chez Anne Hidalgo ou chez Jean-Luc Mélenchon – souvenez-vous de ses envolées lyriques place de la République, pendant la campagne électorale. Le candidat exaltait un changement climatique qui fatalement, et heureusement, entraînera un changement de peuple. Écologie la plus contemporaine, dites-vous. Assurément ; mais enfin, dès les
années 1970, l’écologie en France est préemptée par la gauche, et une gauche qui n’a guère de tendresse pour notre pays. Le désordre climatique vient appuyer le diagnostic d’une civilisation condamnée, une civilisation qui ne doit pas avoir d’avenir, sauf à se faire complice, argument terrorisant, de la fin du monde. Rien de moins. D’emblée, on a joué la nature contre la culture occidentale. La confusion a été entretenue entre une modernité techniciste, qui a une réelle part de responsabilité dans l’épuisement des sols, dans la réduction des bêtes à de pures machines, dans la dégradation des paysages, et l’esprit de notre civilisation. Comme si la vérité de l’Occident, et notamment de la France, était dans la domination,
la prédation, l’épuisement, l’arraisonnement. Je vous accorde toutefois que les années 1990 marquent une nouvelle étape. Pour cette gauche orpheline de Grands récits, les rapports du GIEC seront une très heureuse nouvelle.

La liquidation de notre civilisation est le véritable ressort de ceux qui se présentent comme mandatés par la Terre ou la Planète. La nature et les bêtes ne sont que des alibis – et leur combat enfiévré contre la chasse constitue, à cet égard, une formidable pièce à conviction. Si réellement les bêtes et la nature les occupaient, ils ne regarderaient pas les chasseurs comme des ennemis mais des alliés. Pour alimenter leurs pensées de prétoire, la liste des ‘‘victimes’’ dont l’Occident serait la grande fabrique doit sans cesse s’allonger ; et c’est ainsi qu’aux femmes, aux ‘‘minorités’’ sexuelles, aux ‘‘minorités’’ ethniques, sont venus s’adjoindre la nature et les animaux…

Alors, assurément, la barbarie désormais se fait douce : on n’en appelle plus à faire table rase du passé, comme dans l’Internationale. Nos déconstructeurs sont plus habiles, mais non moins efficaces, bénéficiant de relais médiatiques et culturels inédits ; ils parlent de ‘‘changer les mentalités’’, de ‘‘changer les comportements’’ et, griserie suprême, de ‘‘réinventer’’ nos villes et nos vies. Mais l’esprit est le même. Comme Hugo, nos belles âmes vertes s’impatientent – c’est une litote – de ce passé qui « n’est jamais assez passé », ce passé qui « sort de sa tombe, se dresse tout debout, ayant à la main on ne sait quelle hideuse revendication de l’avenir ». Et la chasse, aux yeux de nos écologistes, relève bien de ce passé qui s’obstine et qu’il importe de toute urgence « de conduire à sa tombe ».

Leur combat est tout entier tourné contre notre forme de civilisation, la physionomie de notre pays – au nom du dérèglement climatique, ils s’autorisent les plus funestes dérèglements esthétiques : songeons aux
éoliennes – et ce que j’appelle, avec Henry James, notre « entente de la vie », dont notre gastronomie et la chasse sont des composantes essentielles. Les écologistes se font ainsi de redoutables agents d’insécurité culturelle.

En somme, les écologistes officiels, qui font profession d’incriminer un Descartes dont ils ignorent tout, se comportent comme les plus funestes maîtres et possesseurs de la nature et de la culture. Ils sont des hommes à
paradoxe parce que saturés de préjugés. Prononcez les mots de conservation, tradition, enracinement, continuité historique – qui sont cependant l’âme de l’écologie – et vous voilà fascisé, extrême-droitisé.

« Pour le dire brutalement, il y a bien de la haine des hommes dans ce soudain amour de la nature », écrivait Marcel Gauchet dès 1990. Comment expliquer ce phénomène, d’autant plus palpable en 2022 ?

Nous n’aimons plus, et nous n’admirons plus l’homme en son humanité. Humanité qui commence avec Homo faber, lequel domestique cette nature qui ne nous est pas spontanément amicale afin d’en faire un foyer, un domus. Nous n’aimons ni n’admirons plus l’homme comme bâtisseur de civilisation, l’homme qui met en forme et en sens l’existence.

Notre devenir démocratique est ici en cause. Aimer l’homme, c’est aimer et
donc aiguillonner ce qu’il peut avoir de grand, de noble, de beau. Il faut garder quelque chose d’une âme aristocratique pour ne pas le noyer dans le grand bain du vivant, à la manière des antispécistes et des animalistes, mais aussi, il faut insister sur ce point, des écologistes de tout poil. À partir du moment où éduquer, transmettre des formes ou des manières fut considéré comme attentatoire à l’individu, l’homme en son humanité ne fut plus aimé, recherché, poursuivi.

La chose semblera anecdotique, mais je la tiens pour éloquente : le prestige que connaît le prénom Zoé, qui signifie en grec la vie et, précisément, la vie
seulement vivante, biologique, quand la vie proprement humaine se dit bios. Autre indice : les stages en sylvothérapie, afin de permettre à nos citadins de ‘‘se ressourcer’’ en pratiquant ‘‘caresses’’, ‘‘bains d’arbres’’ et autres ‘‘immersions’’ et fusions avec la nature. Voici en effet ce qu’est la forêt pour nos écologistes, avides d’en bouter les chasseurs… Déconstruire
et effacer (to cancel) – en l’occurrence déconstruire et effacer la frontière qui sépare les espèces – sont les deux mamelles de l’activisme contemporain. L’exécration de l’homme est éclatante dans l’ardeur
avec laquelle certains oeuvrent au ‘‘réensauvagement’’ de nos contrées, fortifiés et même éperonnés en ce sens par l’UE. Toute parcelle gagnée sur la présence de l’homme est célébrée comme une victoire.

Aspirons-nous réellement à vivre dans un monde sans éleveurs, sans chasseurs, un monde où le cœur des hommes se serait absenté, laissant les bêtes vivre leur vie dans l’indifférence des hommes, des vies sans témoins ? L’écologie poursuit le grand travail dit progressiste de déliaison : nous pourrions lire l’histoire de ces dernières décennies comme une succession de fils coupés, ces fils que tissent la tradition et la transmission.

Pourquoi la chasse est-elle si attaquée ? N’est-ce pas parce qu’elle ‘‘résume’’ notre civilisation ?

La chasse ne ‘‘résume’’ pas notre civilisation ; elle est – au même titre, soit dit en passant, que la virilité –, une œuvre de la civilisation. « Dans un très grand nombre de textes tragiques, philosophiques ou mythographiques, la chasse est une des expressions du passage de la nature à la culture », rappelle l’helléniste Pierre Vidal-Naquet. La chasse est en effet un abcès de fixation des consciences dites vertes et de leurs relais médiatiques et culturels. « Chasse – Excellent exercice que l’on doit feindre d’adorer » : il est loin le temps de Flaubert ! L’idée reçue, quelque cent ans plus tard, est
exactement inverse : funeste exercice que l’on doit faire profession d’exécrer.

La chasse est civilisation parce qu’elle n’est pas force brute ; elle est travail de mise en forme de l’instinct, elle est rite, rituel, cérémonial. Elle est mise à mort, assurément, mais c’est une mise à mort codifiée. Le chasseur est possesseur d’un art. La chasse relève d’une anthropologie de la transmission. Le chasseur n’est pas la monade subjectiviste de la modernité. Il s’inscrit et inscrit ses gestes dans une histoire longue, très longue, le savoir acquis se transmet de génération en génération, de père en fils, de père en fille, aussi – qu’on se souvienne de Diane de Poitiers.

La chasse est anachronique ? Sans doute, et c’est très heureux ! Elle est présence du passé dans le présent. La hantise d’être en retard sur leur temps ne doit en aucune façon étreindre les chasseurs, au contraire. Ils sont les gardiens et les acteurs des dispositions, des savoirs que notre époque piétine. Si je devais lancer un appel aux chasseurs, je leur demanderais de ne pas nous laisser seuls avec les belles âmes citadines aplanies sur le présent, sans épaisseur historique, aseptisées, fuyant la réalité de la nature qui mêle la vie et la mort. Je précise que si je défends la chasse, comme la corrida au demeurant, cela ne va pas sans tourment pour moi. Il y a du tragique dans la chasse : le chasseur et ses chiens, pour paraphraser Camus, ont raison ; mais le cerf ou le chevreuil aux abois n’a pas tort.

Le monde se partage désormais en deux catégories distinctes : le dominant/le dominé, le prédateur/la proie, etc. Ne pensez-vous pas qu’à terme cette hyper‘‘manichéisation’’ des rapports, quels qu’en soient les objets, finira par imploser d’elle-même ?

Comme vous, je veux croire en une lassitude des esprits. On s’ennuie vite dans la compagnie des écologistes, décoloniaux, postcoloniaux, indigénistes, féministes, lgbtistes, et de leurs alliés et relais. Quelque soit l’objet dont ils se saisissent, ne varietur la même intrigue, les mêmes protagonistes, la même conclusion. La mouvance woke, ses activistes, ses universitaires
et autres compagnons de route regardent la vie humaine comme un mélodrame. Patriarcat, sexisme, racisme systémique, suprématisme blanc sont nos nouveaux poumons de Molière, des clefs censées ouvrir toutes les serrures.

Je ne pense pas, en revanche, que ce simplisme implosera de lui-même. Il nous appartient de donner à aimer la complexité, l’ambivalence des êtres et des choses. De montrer qu’il y a du plaisir à comprendre d’autres vies que la sienne, à faire rayonner les vertus critiques du passé, leur capacité à inquiéter les évidences dans lesquelles nous sommes enfoncés. La chasse se doit de relever la gageure, son destin y est pour ainsi dire suspendu : si nous ne triomphons pas de la tyrannie de l’émotion, du mélodrame de la brute et de l'innocent, de cette impuissance à compter par-delà le chiffre deux, alors le risque de la voir disparaître augmentera.

L’Occident, soutenez-vous, disposerait en lui-même des ressources nécessaires au dépassement des multiples crises qui l’affectent. Qu’est-ce à dire ?

C’est un point qui me tient à coeur, car les grands papes de l’écologie, les voix universitaires les plus autorisées – je pense à Bruno Latour et, singulièrement, à Philippe Descola, qui officie au Collège de France – travaillent à nous convaincre que le salut de la planète passerait par une « désoccidentalisation » de l’Occident. Or, la France est riche d’un modèle avec lequel elle a malheureusement rompu dans les années 1950, gagnée à son tour par la fièvre productiviste. Bertrand de Jouvenel, sur lequel je m’appuie dans mon livre et dont les écrits mériteraient d’être remis en lumière, montre très bien que la dégradation de la nature, son épuisement,
n’est pas la vérité de notre civilisation mais l’indice d’une déchirure dans notre histoire, la déchirure d’« un pacte millénaire que [l’homme occidental et particulièrement français] avait conclu avec la Terre ». Le philosophe parle du long commerce d’« amitié » que l’homme, depuis la révolution néolithique, « avait appris à nouer avec son environnement, avec les eaux, les bois, les plantes, les bêtes, domestiques ou sauvages ». Or, l’écologie actuelle, enivrée de table rase, fait fi de ce bel héritage.

Quels conseils donneriez-vous aux chasseurs qui souhaitent défendre, non pas seulement la légalité de leur passion, mais sa légitimité ?

Je comprends bien que, dans le contexte actuel, la tentation soit grande de répondre de la chasse devant le tribunal de la raison écologiste. Mais les chasseurs doivent défendre leur activité pour elle-même, comme passion et modalité unique de relation à la nature et aux bêtes ; un chasseur ne
chasse pas pour ‘‘réguler’’ le gibier, ‘‘gérer’’ la faune, ‘‘améliorer la biodiversité’’ ou ‘‘entretenir les écosystèmes’’, mais parce qu’il y prend du plaisir, comme le peintre peint un arbre, non ‘‘pour le climat’’, mais parce que ce monde l’enchante, parce qu’il entend le célébrer, le donner à voir. Souvenons-nous du mot de Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro : « Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort » ; mais, évidemment, conduit sur le banc des accusés, il faut bien se défendre et plaider sa cause. L’enjeu ici n’est pas la nature mais la culture, la civilisation. Oui, les chasseurs participent à la préservation, mais à la préservation de la culture autant qu’à celle de la nature – et c’est sur ce
terrain qu’ils doivent se situer. La chasse est une extraordinaire école de perception et d’observation. Y sont formés les vertus d’attention, de patience, d’humilité, le sens aussi du dilemme – certains chasseurs confessent des moments de profondes mélancolies lorsque sonne l’hallali. Le chasseur possède une science des bêtes sans équivalent. La chasse est une magnifique école d’admiration : le chasseur est émerveillé par l’habileté de sa proie, ses ruses, son ingéniosité – assurément Descartes eût-il été chasseur qu’il n’eût pu se figurer l’animal sur le modèle de l’horlogerie ! Quel prestige y aurait-il à poursuivre des créatures que l’on regarderait avec mépris ? Le chasseur, d’ailleurs, ne manque pas de se laisser instruire par la bête ; témoin, le chasseur de Vigny, qui reçoit du loup une leçon de stoïcisme qu’aucun homme ne lui aurait à ce degré délivrée.

Les chasseurs me semblent bien aimables de se laisser donner des leçons par des citadins qui méconnaissent tout des bêtes… L’intelligence du lièvre, le courage du sanglier, la vitesse de la perdrix pour le chasseur sont des mots chargés de plus de réalité charnelle que pour nous autres, citadins qui n’en avons guère l’expérience que par l’intermédiaire des peintres et des poètes. Je chargerais volontiers les chasseurs d’une ambitieuse et noble mission : réinsuffler de la chair à la langue technocratique et de carton que nous sommes venus à parler. La résistance à l’écologie officielle passe par là, car s’il est un champ que celle-ci massacre allègrement, c’est bien celui de la langue (se refuser à la langue inclusive sous toutes ses formes, exit biodiversité, gérer, réguler, impacter…). Vous êtes riches d’une langue incarnée car ancrée dans l’expérience.

Le « jargon de nos chasses et de notre guerre est un généreux terrain où emprunter », recommandait Montaigne, ajoutant que « les formes de parler, comme les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant ». Anatole France vantera pour sa part le « langage des veneurs, toujours très précis, par conséquent fort bon ». Vous êtes riches d’une littérature sans équivalent, vous en rappelez les trésors dans votre presse spécialisée – j’ai lu avec un très vif intérêt les pages extraordinaires que vous avez consacrées à Charles d’Arcussia –, mais il ne faut pas craindre ici le délit d’initiés, au contraire. Ce sont des trésors de finesse, de sagesse, de pénétration. Ce sont en outre des mondes qui renaissent. Je pense à L’Art de la chasse de Xénophon, au Livre de Chasse de Gaston Phébus, aux écrits que, à ma grande honte, j’ai découvert il y a peu, à l’occasion de l’exposition sur les Animaux du Roi à Versailles, ceux de Charles-Georges Leroy.

Les chasseurs doivent aussi faire œuvre de pédagogie, non pour se justifier, mais afin que nous ne devenions pas étrangers à notre propre héritage. Les chasseurs détiennent les clefs d’intelligibilité de bon nombre de tableaux suspendus aux cimaises de nos musées. Dans son programme pour les élections présidentielles, le Parti animaliste s’engageait à « préserver le milieu scolaire de l’intrusion, directe ou indirecte, de représentants d’intérêts privés, comme la promotion de la chasse » ! Or, il me semble qu’une école fidèle à sa mission de transmission de la civilisation gagnerait davantage à ouvrir ses portes aux connaisseurs de l’art cynégétique qu’aux militants LGBTQI+, déjà bien implantés. Ultime piste : dévider le fil qui conduit de la chasse à la convivialité et à la délectation du repas partagé, et de la gastronomie à l’art de raconter des histoires. Je n’en dis guère plus, et invite à lire ou à relire les Contes de la Bécasse de Maupassant…