« Personnellement, je ne vois pas l’intérêt qu’il peut y avoir à chasser encore au XXIe siècle ! » Lequel d’entre nous ne se voit pas opposer, régulièrement, cette assertion qui sonne plus comme une clôture de débat que comme une ouverture à la discussion ? Sans doute sommes-nous, nous autres chasseurs, un peu responsables de l’existence de cette antienne à la peau dure, et que nos détracteurs se plaisent à rabâcher d’un ton plus ou moins péremptoire – ne serait-ce que parce que nous n’avons pas pris assez le temps d’y réfléchir. Nous l’avons pourtant dit et redit dans nos colonnes : de même que, dans l’esprit du véritable sportif, le sport ne se réduit pas à son utilité, de même, dans l’esprit du nemrod authentique, la chasse ne peut-elle se réduire à un intérêt pratique – fût-ce celui de la nourriture, de la gestion de populations animales, ou autres nécessités de cet ordre. Alors, quoi ? N’est-il pas envisageable de réaffirmer notre légitimité par un biais différent ? N’est-ce pas au vrai souhaitable, et même urgent ? Nous devons donc nous efforcer de répondre à ce type d’allégation autrement que nous ne l’avons fait jusqu’ici. Comment ? Voici une piste, mais ce n’est assurément pas la seule.
La chasse, répétons-nous souvent, est un art. Elle n’est certes pas que cela, mais elle l’est aussi, indiscutablement. Elle requiert des savoirs ; elle requiert du talent. Elle est, la plupart du temps, régie par des règles – et pas seulement des lois – auxquelles nous ne dérogeons pas sans l’altérer. Elle demande de la créativité, et elle est une confrontation permanente avec la matière – en l’occurrence la nature, conçue au sens large. La vénerie et la fauconnerie remplissent toutes ces conditions ; la chasse au chien d’arrêt, celle de la sauvagine à la hutte, celle de l’approche, celle de l’affût, etc., remplissent également ces conditions ; la battue elle-même – pratique qui figure parmi les plus décriées – ne les remplit pas moins, lorsqu’elle est réalisée avec intelligence, avec respect. Or, qu’y a-t-il de commun entre toutes ces passions, révélatrices de sensibilités et de cultures si diverses ? Le désir de reproduire, en le sublimant, un phénomène essentiel au sein du règne animal : la prédation. Observez chacune d’entre elles : il n’en est aucune qui ne mette en œuvre un ensemble de techniques et de connaissances empiriques perfectionnées au fil du temps, et destinées à rejouer, à réinterpréter sans cesse ce qui est au cœur de toute l’animalité.
Considérons maintenant ce que le sens commun appelle les beaux-arts, en prenant l’exemple le plus parlant : celui de la peinture – mais cela est aussi vrai de la sculpture, etc. Que fait, au fond, le peintre ? Au moyen de savoirs acquis de différentes manières, au moyen de techniques souvent évolutives, selon sa sensibilité, son goût, sa culture, il représente sur sa toile ou autre support matériel quelque chose de la réalité, et ce, même lorsque ce ‘‘quelque chose’’ relève du surréel ou de l’abstrait, et même lorsque son travail ne tend en aucune façon vers le figuratif. En sorte que la peinture – c’est une évidence – est toujours, même la plus ‘‘subjective’’, l’interprétation ou la réinterprétation infinie d’objets ; par ‘‘objets’’, il faut entendre tout ce dont nous sommes capables d’avoir conscience : une chaise, un corps, un paysage, etc. – tout ce qui est perceptible par les sens, mais aussi par l’esprit ou l’imagination.
Ceci étant, quel rapport y a-t-il entre la peinture, d’une part, et la chasse, d’autre part ? Toutes deux relèvent de l’art – et pas seulement par analogie pour la cynégétique –, parce que toutes deux sont d’abord et avant tout des représentations de quelque chose (rappelons que re-présenter signifie en premier lieu : présenter à nouveau). En effet, tandis que la peinture représente un objet – au sens le plus large, donc –, l’action de chasse représente, rejoue, réinterprète, à chaque fois, et selon certains codes, ce qui est l’essence même de l’animalité : la quête de la proie par le prédateur et, le cas échéant, la mise à mort de celle-ci. La seule différence fondamentale est la suivante : la représentation picturale est abstraite de la réalité purement ‘‘vivante’’ – elle en propose une ‘‘image’’, qui prend place sur un ‘‘support’’ –, quand la représentation cynégétique, elle, est incarnée, vécue immédiatement, et qu’elle engage réellement le corps de ses protagonistes, hommes ou animaux.
Par conséquent, lorsqu’on entend : « Je ne vois pas l’intérêt qu’il peut y avoir à chasser encore au XXIe siècle », il est parfaitement loisible – si l’on met de côté les lacunes d’un raisonnement purement ‘‘utilitaire’’ – de répondre : « Le même intérêt qui préside à l’exécution d’une peinture, d’une sculpture ou que sais-je : celui du désir de représenter, un désir proprement humain. D’ailleurs, pour ce qui est de la nature et de l’animal comme objets, il est impossible d’imaginer art plus authentique que la chasse, car le cynégète, lors de l’acte de chasse, sera toujours immanquablement plus près de son ‘‘sujet’’ – nature, animal – que ne le sera jamais l’artiste face à sa toile, le sculpteur face à son bloc de marbre, le photographe en sa chambre noire ou le poète crayon en main. Pourquoi ? Parce qu’alors homme, animal et nature forment un tout presqu’indistinct. » Si donc la chasse est bien un art, comme nous le croyons, sa justification ultime n’est pas différente de celle des autres arts admis comme tels : l’instinct de reproduire ce que nous percevons et éprouvons, et, sans doute, l’aspiration bien humaine à l’esthétique.