L’intelligence et la culture ne préservent pas nécessairement de la naïveté. Très sollicitée par les médias, souriante et le verbe vif, Camille Étienne, activiste écologiste de vingt-cinq ans, illustre à la perfection la véracité de cette assertion. Savoyarde attachée à sa région d’origine et à ses montagnes, elle a suivi, à Paris, un double cursus en philosophie et à Sciences-Po ; puis, après avoir réalisé quelques courts-métrages sur son sujet de prédilection, elle a publié cette année un livre d'environ 180 pages et dont le titre épuise le contenu : Pour un soulèvement écologique (éditions du Seuil).
Si cet essai mérite d’être lu, ce n’est assurément pas pour sa pertinence ou son originalité, mais parce qu’il condense avec brio – et sans fard – tout ce que notre époque compte de théories fumeuses et dangereuses eu égard au thème de l’écologie ; tout, ou presque tout. Son point de départ ? Un constat : face à « l’urgence écologique », nous continuons de faire « le choix de l’impuissance » ; c’est inacceptable. Nous sommes au bord du gouffre : « le dérèglement climatique n’est pas une opinion politique ; c’est une vérité factuelle » – mais à qui profite le statu quo, sinon le crime ? Aux « puissants », aux dirigeants de « la mégamachine », aux défenseurs de ce qu’elle nomme « l’ordre établi », lequel se maintient en utilisant systématiquement « la violence de la répression étatique contre les quelques résistants à [la] guerre contre le vivant » qui officient avec courage. « Ce livre est mon manifeste pour nous défaire de notre prétendue impuissance face au plus grand défi de l’humanité » ; « il est temps de reprendre le pouvoir », écrit-elle. Aussi devons- nous nous « engouffrer dans l’action, par tous les moyens ».
Or, le premier de ceux-ci consiste à réhabiliter la peur. Elle y consacre maints développements : la peur doit prendre place « dans le débat public » ; « il est urgent d’avoir peur » car c’est là « le seul chemin vers le raisonnable, vers le savoir et la science ». Il fallait oser. Attention, cependant ! Toutes les peurs ne se valent pas : la peur de manquer, de perdre son confort ou son mode de vie, « cette peur de l’Autre », « cette xénophobie qui nous divise », etc., « ces peurs factices » « dont l’ordre établi [encore lui !] raffole » doivent être « déconstruites ». La seule peur à laquelle il est légitime que nous soyons sensibles est celle de la « grande fin », dont Camille Étienne ne dit pas qu’elle est inéluctable mais « possible » ou « probable », ce qui suffit ou devrait suffire à passer à l’action.
La vieille heuristique de la peur chère à Hans Jonas étant remise au goût du moment – soit la peur comme faculté d’imaginer les risques et donc de les anticiper –, la jeune femme en appelle ouvertement, et avec beaucoup de conséquence, à renverser la table. « Partout où on le peut, il faut déranger », assène-t-elle. La désobéissance civile dont elle défend le principe et l’application devient un impératif moral : il faut désobéir, « parce que c’est juste ». Il va de soi, en outre, que « le soulèvement […] sera inclusif ou ne sera pas », car « il se recoupe fondamentalement avec les luttes féministes ou les combats de minorités ». À ses yeux, en effet, qu’il s’agisse de l’emprise du patriarcat sur les corps et les esprits, de la persistance du néocolonialisme dans l’économie, de ce qui préside à l’invisibilisation des « racisés », ou de la « destruction du vivant » par l’homme, partout « les mêmes structures de domination » sont à l’œuvre, structures qu’il convient de mettre à terre, insiste-t-elle, « collectivement ». Assumant sa « radicalité » et nourrie d’auteurs tels Philippe Descola, Pablo Servigne, Annie Ernaux, Aurélien Barreau ou Andreas Malm, entre autres, Camille Étienne parie qu’un jour « le conformisme changera de sens. Là où l’on ne se lève pas parce que personne ne se lève, on se lèvera comme tout le monde se lève… » Les marches pour le climat des collégiens et lycéens lui semblent pleines de promesses (« Il y a des classes qui se vident et qui remplissent déjà les cahiers d’histoire ») ; de même ces étudiants des grandes écoles qui « refusent de coopérer » ; de même ces jeunes militants aspergeant des chefs-d’œuvre de sauce ou de purée ; de même ces établissements de ZAD, ces foyers de décroissance, ces boycottes, ces blocages… « La seule question qui m’obsède est de savoir quand aura lieu le soulèvement. Comment est-ce qu’on provoque l’histoire… » Ah, le grand soir ! Ah, l’Occident capitaliste meurtrier ! Bel exemple de manichéisme décomplexé – mais, pardon, c’est pour la bonne cause.
Inutile d’aller plus loin : l’indigence de la pensée de Camille Étienne n’a d’égale que son incapacité à émettre le moindre début de solution concrète et raisonnable face aux bouleversements globaux dont elle désire avec ardeur la survenue. Que conclure d’un tel propos : « Aux yes men du capitalisme, on oppose un non salvateur. Non, nous ne sauterons pas dans ce ravin avec vous. […] On se taille, on se casse, on prend la fuite. […] Continuez votre course débile sans nous » ? Vertige régressif de la révolte pour elle-même ; tentation nihiliste, quoiqu’elle s’en défende. Pascal Bruckner a parlé du réchauffement climatique comme du « couteau suisse de la causalité ». Nous y sommes ! Il a également écrit : « On peut penser la peur, mais la peur ne pense pas. Elle agglutine le sujet à l’objet de son effro comme la mouche fait corps avec le papier collant qui va la tuer ». Tout à son militantisme, Melle Étienne fait peu de cas du potentiel de manipulation des masses qu’induit son entreprise de réhabilitation de la peur comme planche de salut.
Autre notable lacune de ce tract : le flou artistique qui enveloppe ses concepts-clefs. La « désobéissance civile », le « juste », l’« ordre établi », le « vivant », etc. Dans l’univers notionnel de l’activisme écolo, les définitions vont sans doute de soi – comme un élan du cœur ! De même, pas une fois n’est abordé le principe de propriété privée – pourtant central – qui régit notre organisation sociale, ou interrogée de façon contradictoire la réalité de la sacro-sainte et intouchable Urgence. Un livre qui fonctionne en vase clos. Et qui pose, malgré lui, une question particulièrement grave : comment en est-on venu à produire ce type très précis de mentalité ?