La préservation de la planète ne doit pas devenir la… “chasse gardée” d’idéologues qui militent pour une écologie extrémiste, d’autant plus dangereuse qu’elle pénètre les consciences en s’octroyant les prérogatives de l’éthique et du Bien. Antispéciste (Éditions Don Quichotte), le dernier livre d’Aymeric Caron, illustre précisément cette tendance dévastatrice de la modernité. Nous pensons qu’il incombe à chacun d’entre nous – chasseurs ou non – d’être attentif aux formes nouvelles qu’emprunte ce type d’idéologies simplistes et efficaces. Car il ne s’agit pas seulement là de l’avenir de la chasse : ce qui est en jeu, c’est une redéfinition intégrale du rapport homme/nature – redéfinition dictée par une vision fantasmatique et artificielle de l’un comme de l’autre. Le livre de Caron ? Une projection édifiante de ce que certains esprits déconnectés du réel voudraient voir advenir : un monde indifférencié où la distinction homme/animal – notions surfaites – serait d’un autre temps…
Je suis antispéciste. C’est-à-dire que je considère qu’il n’y a aucune justification à discriminer un être en raison de l’espèce à laquelle il appartient. Entre l’homme et l’animal, il n’y a, affirme Aymeric Caron, qu’une différence de degré et non de nature; l’homme est un animal; il convient donc de parler d’« animal humain » ou « non humain ». Le premier n’a pas vocation à dominer le second, et l’anthropocentrisme dont les sociétés occidentales ne cessent de se rendre coupables est infondé. Bien plus : pour Caron, les avancées de la science, la philosophie et l’éthique nous obligent à considérer « que tout animal est un individu, ou une personne, c’est-à-dire un être avec son univers mental, sa subjectivité, sa capacité d’éprouver des sentiments et d’élaborer des projets plus ou moins développés ». En conséquence, il milite pour « l’élargissement de notre sphère de considération morale » à l’ensemble des « animaux non humains », ce qui suppose de leur accorder quatre « droits fondamentaux » : « Nous ne devons plus, écrit-il, manger les animaux, ni les enfermer, ni les torturer, ni en faire le commerce. » Cohérent comme le sont les plus ardents jusqu’auboutistes, l’auteur préconise entre autres l’« abolition » de toute forme d’élevage, la fermeture des zoos et parcs aquatiques, l’interdiction de l’utilisation des animaux dans les cirques, la suppression des « courses hippiques, canines, et [de] tous les concours qui impliquent des animaux, y compris les épreuves d’équitation », l’interdiction de la corrida et, bien sûr, de la chasse.
Appelant à la « résistance » et au « boycott », il estime que le simple fait d’appartenir à la communauté du « vivant sensible » implique des « droits minimaux » qu’il revient à l’homme d’établir et de faire respecter. Sur la base de ce postulat qui fait de l’animal un « frère », un « cousin » ou un « parent » de l’homme, Caron consacre d’amples développements à la révolution sociale, institutionnelle, juridique et politique qu’il appelle de ses vœux et qui seule permettra, juge-t-il, de sortir de l’impasse où « l’humanisme anthropocentré » nous a conduits. Violemment anticapitaliste, il soutient que la fin de l’exploitation animale est conditionnée par une remise en question définitive de l’économie libérale ; aussi s’efforce-t-il de théoriser les fondements d’une « biodémocratie » au sein de laquelle « l’intérêt à vivre » de chaque individu humain ou non humain serait représenté et défendu. « L’antispécisme est la révolution idéologique du XXIe siècle » : le bouleversement éthique qu’il véhicule entraînera la destruction de notre, au profit d’une « République du Vivant » inédite. Tel est le contenu de cet ouvrage d’environ 500 pages.
Le livre de Caron est une construction absolument hermétique à l’altérité et, par conséquent, à la contradiction. Il s’agit d’un système clos, qui s’épanouit comme sous une serre – artificiellement, et sans oxygène. Affligeant de simplisme et d’autoritarisme larvé, il ne présente qu’un intérêt : il permet de mesurer la menace idéologique qui planera bientôt sur l’humanité si on laisse perdurer la situation aberrante qui prévaut dans certaines industries – celle de la viande, en particulier. L’identification de l’animal à une sorte de matière inerte dont il est permis
de faire n’importe quoi est une honte. Ne pas s’en soucier aura pour effet de favoriser l’émergence d’un nouvel extrémisme : prenons garde à ce terreau, si propice à l’impératif d’un égalitarisme stupide! Car si le droit de l’animal est en soi une contradictio in adjecto, les devoirs de l’homme envers ce dernier ne peuvent plus souffrir le compromis.
Le système de Caron peut séduire car, porté par une écriture efficace, il revêt l’apparence d’une logique implacable. L’ennui, c’est que cet imposant château de cartes est bâti sur du sable. On peut, chacun le sait, raisonner logiquement à partir de prémisses fausses : or c’est exactement ce que fait l’auteur. Passons sur l’assommante litanie de statistiques dont il nous abreuve ; passons sur les interminables développements au cours desquels
Caron découvre que nous ne sommes rien dans l’univers et que nous sommes mortels ; passons sur son adhésion à « la théorie du hasard de l’incarnation » selon laquelle ce dernier « aurait pu choisir (sic!) d’incarner notre esprit en un corps non humain », « celui d’un cheval, d’un chien, d’une souris, d’un poisson » – théorie invérifiable, et qui s’accorde mal avec le
rationalisme revendiqué par l’auteur ; passons encore sur Caron-le-moraliste, l’électron libre et pur qui s’érige en pourfendeur des médias, méprise l’argent, la notoriété, le consumérisme… et disserte sur la
sagesse avec l’aplomb du nanti qui n’hésite pas à déclarer: « Le bonheur est une chose qui ne s’achète pas »; passons enfin sur le manichéisme puéril et rigide qui irrigue la totalité du propos (« Vous êtes ou spéciste,
ou antispéciste. Il n’y a pas de neutralité possible ») et sur la stigmatisation
insidieuse dont les « ogres » font sans cesse l’objet : « Que celui qui mange un morceau d’animal en ait conscience: il a lui-même commandité le
meurtre »…
Penchons-nous sur les fondements ultimes du système. Ils sont principalement au nombre de trois. En s’appuyant sur Schopenhauer, Caron considère que, toutes les entités du vivant étant des expressions
du vouloir-vivre, « chaque individu » doit conséquemment jouir d’un
« droit […] à l’existence, qu’il soit humain ou non ». Le vouloir-vivre, qu’il oppose au « vouloir-tuer » de la « société productiviste humaine » (!), serait l’élément commun qui, par lui-même, justifierait l’extension du droit à l’animal (sensible et conscient, précise l’auteur). Ce raccourci pose problème – pour au moins deux raisons. D’une part, le vouloir-vivre schopenhauerien relève de la métaphysique ; il est l’essence de l’univers, et n’est en rien un principe d’ordre moral ou une espèce de “bien commun”ayant vocation à“unir” les expressions du vivant sous la bannière de l’égalité juridique. En tant que tel, il est aconscient, non rationnel, aveugle, non nécessaire, antérieur à l’intellect, libre, un et pure tendance à l’objectivation. Inférer du vouloir-vivre un droit à vivre pour
toutes les espèces animales est une absurdité. Il y a vouloir vivre ; c’est tout. D’autre part, il omet qu’homme et animal ne sont pas les seules objectivations du vouloir-vivre: végétaux et minéraux le sont aussi. M.Caron serait donc, suivant sa logique, bien inspiré de leur conférer
également un…“droit à l’existence”, et d’en tirer les conséquences juridiques – ce qu’il se garde de faire. Au final, le cas de Schopenhauer est emblématique du manque de rigueur conceptuelle de l’auteur et de sa
propension à “récupérer” à peu de frais.Caron fait son marché dans l’histoire de la pensée. Et se contente de confisquer.
Deuxième fondement du système : l’animal est une personne. Démonstration : « Tout individu, humain ou non humain, est […] un assemblage d’atomes animé par un esprit–que l’on peut aussi appeler “
conscience”– qui est une action du cerveau. Ce qui définit chaque personne est d’abord cet esprit. » À partir de ce postulat (notons que l’esprit est d’emblée réduit à la matière), Caron décline: la plupart des vertébrés sont physiologiquement capables d’éprouver la douleur et le plaisir, « la tristesse, le chagrin, le manque, la joie, la souffrance, l’amour » ; « ils sont pourvus, dans des proportions variables, d’intelligence […] et sont capables
pour beaucoup d’entre eux d’empathie, de solidarité, voire de justice » ; les animaux sensibles « sont tous, comme nous, des individus avec un caractère propre. Aucun n’est pareil et ne ressemble plus à un autre que deux humains ne se ressemblent ».
Naturellement, tout cela relève de « vérités scientifiques irréfutables » (Caron classe ses contradicteurs dans les catégories suivantes : ignorants, réactionnaires, créationnistes, obscurantistes, spécistes), et, naturellement, la science moderne contraint le contemporain éclairé à admettre que l’animal est, au même titre que l’homme, une personne. Là encore, le flou le plus artistique règne dans les concepts et, du coup, dans les conclusions. Premièrement – simple remarque épistémologique –, la science ne pense pas et ne livre pas de “vérités” : c’est à la philosophie qu’est dévolu ce rôle. Ensuite, Caron passe son temps à calquer sur l’animal la complexité de la psychologie humaine: il n’évite pas un instant l’écueil de l’anthropomorphisme (ce qui est charmant chez un enfant, mais inquiétant
chez un adulte).
En voulant faire de chaque animal une personne, et non plus un individu
appartenant à une espèce, l’auteur tend à réduire l’Autre au Même – c’est-à-dire, en l’occurrence, l’animal à l’homme. De fait, sur la base de cette confusion volontaire, on finit par lire ce genre de remarques qui frisent le grotesque : « Ce n’est pas parce qu’une espèce ne sait pas compter jusqu’à 100 qu’elle n’a pas de facultés mentales tout aussi intéressantes que les nôtres » – ou : « Le fait qu’un bovin passe ses journées à brouter au lieu de surfer sur Internet et aller boire des coups avec ses potes ne rend pas sa mort moins problématique que celle d’un Homo sapiens. » On peut sourire ; mais de tels passages en disent long sur la méthode : s’il évite de signifier
que le concept de personne entretient des relations étroites avec ceux de liberté, de logos, de raison, de projet,de sens moral et de sens esthétique par exemple,c’est qu’il est conscient qu’entre l’homme et l’animal subsiste, sous ce rapport, une disproportion abyssale. À vouloir à toute force élever l’animal, il intellectualise les expressions de son instinct et, quoiqu’il s’en défende, il minimise le sens particulier de l’Homo sapiens. Bien sûr, il ne s’agit pas là d’idéaliser l’homme. Gardons nous seulement de le brader, surtout lorsque ce genre d’idéologies régressives l’exige.
Troisième fondement: l’homme doit sortir de la nature. Ce syllogisme est de Caron-le-logicien lui-même: «L’éthique nous sort de la nature. Or l’écologie essentielle est une éthique. Donc l’écologie essentielle nous sort de la nature.» L’idée est que, « si nous sortons de la nature, c’est pour mieux en prendre soin, comme un adulte quitte l’enfance pour s’occuper de ses propres enfants.» À première vue, le raisonnement se tient. Sauf qu’il s’agit de considérer l’homme comme un pur esprit, déconnecté de son animalité et de la nature. Par ailleurs, que signifie “en prendre soin”? Réponse : d’abord, l’être humain doit « réintégrer la nature en assumant sa parenté avec toutes les autres espèces animales et végétales » et en déduire « une nouvelle approche qui repose sur le respect de la vie» ; ensuite, « l’être humain sort de l’état sauvage en s’affranchissant des possibilités les plus cruelles que lui offre la nature. Et alors seulement il parvient à infléchir les règles de la nature en proposant sa propre contribution: une nature influencée par les possibilités morales de l’esprit,et non plus régentée par de simples règles organiques et des instincts prédateurs.» Là, on en reste bouche bée ! Monsieur Caron envisage-t-il de moraliser la nature comme d’aucuns espèrent moraliser la vie politique ? Ce n’est pas seulement naïf, c’est aussi fantasmatique. Il est pourtant le premier à dire que la nature « n’est ni bonne ni mauvaise, ni gentille ni méchante », qu’elle « ne connaît ni le bien ni le mal » et « n’accomplit aucun dessein moral »: comment peut-il, admettant cela, avancer de telles inepties ? Au fond, l’auteur reste fidèle à l’une des tendances de notre époque qui se plaît à croire que la nature doit
être sanctuarisée, et que l’homme n’y a pas sa place. Propos révélateur:
dans son livre, il se met en quête d’un critère qui permettrait de « comparer la contribution des différentes espèces à la communauté qu’elles partagent, c’est-à-dire le vivant terrien ». Or, si l’on choisit pour critère de mesurer le rôle positif que joue telle espèce « dans la préservation de la vie dans sa globalité », force est de constater que les abeilles et les vers de terre « occupent l’une des premières places du classement » – à l’inverse de l’homme, espèce supérieurement nuisible. Conclusion : selon ce critère, « l’homme doit […] être éradiqué ». Et Caron d’ajouter immédiatement: «Ce que je ne prône pas, évidemment. » Ouf ! L’évidence en question n’avait rien… d’évident.
Au reste, Caron traite aussi de la chasse: une (toute) petite page lui suffit… L’auteur, qui se pique de chercher à connaître un phénomène avant de se prononcer sur lui, s’arrange fort bien de son ignorance crasse lorsqu’il s’agit de réalités susceptibles de contrevenir à sa vision du monde. Ici, les poncifs abondent…et la puissance de la pensée le dispute à l’élégance de l’expression: les chasseurs sont des assassins ; ils « jouissent d’une quasi-impunité même quand ils braconnent »; ils font constamment pression sur
leurs députés en faisant valoir le poids économique qu’ils représentent;
le travail de régulation des espèces qu’ils prétendent assurer est une illusion ; bref, la chasse est « un plaisir immoral » et « il est temps que tous ces amoureux de la gâchette trouvent autre chose à faire le dimanche. Qu’ils prennent un bouquin, qu’ils fassent du footing, qu’ils s’occupent d’un potager, qu’ils regardent la télé, qu’ils jouent à la belote, qu’ils tricotent, mais qu’ils cessent d’emmerder les promeneurs, les joggeurs, les cyclistes, qu’ils arrêtent de flinguer pour se divertir »… Comment ne pas goûter, chez Caron, la qualité du franc simplisme ? C’est stupéfiant. Ce végane s’est mis en tête de sauver une nature et des animaux dont il ignore tout : connaît-il ceux-ci autrement que par ouï-dire ?
En exigeant l’abolition de la cynégétique « à l’échelle mondiale », ce vecteur de progrès aux allures de prophète pour talk-show télévisé a-t-il conscience qu’il est encore, hors des murs parisiens, des peuples dont l’existence est
depuis toujours organisée autour de la chasse ? Quel sort compte-t-il leur réserver ? Décidera-t-il de les parquer, par humanisme, jusqu’à ce qu’ils disparaissent ? Sa biodémocratie a-t-elle prévu de rééduquer ces citoyens déviants de force ou à l’usure ? Je n’ose imaginer, enfin, l’épuration
culturelle qui devrait sévir si une telle idéologie finissait par pénétrer les consciences : serions-nous encore autorisés à lire Maupassant ou Dumas, à admirer certaines toiles de Courbet ? À l’instar de la cigarette de Lucky Luke troquée contre un brin d’herbe, les sangliers morts d’Obélix seraient-ils remplacés par des… peluches ? Caron règle d’emblée son compte à un chasseur de renom qui présente, circonstance aggravante, la particularité
d’avoir été aussi grand amateur de corrida : « L’idée de prendre la vie d’un animal gratuitement, par pur plaisir sadique, ne passe plus. Ernest Hemingway et son apologie romantique du safari sont aujourd’hui
ringards.» Nous voilà prévenus…
Certains penseront qu’il n’était pas opportun de consacrer tant d’énergie à
de si fumeuses théories. Nous croyons que la politique de l’autruche n’est pas appropriée, et qu’il importe de combattre ce genre d’affabulations sur le plan de la culture mais aussi du concept.
Il faut donc lire ce livre.Ce qui ne signifie pas qu’il faille l’acheter.