Afin d'alimenter le débat relatif au "grand moment d'introspection collective sur la condition animale" que nous vivons aujourd'hui, Alain Finkielkraut a eu l'excellente idée de regrouper, au sein d'un livre, neuf entretiens radiophoniques issus de son émission "Répliques" (France Culture) et consacrés aux animaux. Par la variété des regards portés sur le sujet et par la diversité des participants - penseurs, vétérinaires, éleveurs, romanciers, sociologues, etc. -, Des animaux et des hommes, lauréat du Prix François Sommer 2019, interroge avec force pertinence la relation que nous entretenons de nos jours avec les "bêtes", dussent-elles d'élevage ou domestiques, et mesure à la fois l'importance et les conséquences de la "nouvelle" sensibilité moderne à l'égard des animaux, sensibilité sur laquelle se fondent, notamment, les théoriciens de l'antispécisme et les mouvements de la libération animale. Le philosophe, dont l'épée d'académicien arbore une tête de vache normande, nous a reçus, chez lui, dans le VIe arrondissement de Paris.
Comment expliquez-vous le phénomène actuel qui tend à établir une égalité juridique, voire ontologique, entre l’homme et l’animal ? Culpabilité, mode intellectuelle ou antihumanisme ?
Je ne crois pas que l’on puisse parler d’antihumanisme pour qualifier ce mouvement. À mon sens, ce qui le fonde, c’est la dynamique démocratique telle que Tocqueville l’a analysée dans De la démocratie en Amérique. Il y montre, notamment, que ce qui caractérise la démocratie moderne – à la différence des modèles anciens –, c’est l’élargissement et l’universalisation de l’idée du semblable. Et il en donne pour preuve l’évolution du sentiment de la pitié. Dans les sociétés aristocratiques, dit-il, on ne voyait son semblable que dans le membre de sa caste ; la pitié n’allait pas au-delà. Avec la démocratie, tout change : « Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres : il jette un coup d’œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis : l’imagination le met aussitôt à leur place. » Quand quelqu’un souffre, on est porté à se mettre à sa place : on souffre avec lui. Or, ce sentiment franchit aujourd’hui la barrière des espèces : « En vain s’agira-t-il d’animaux… » Ces derniers souffrent aussi ; ce que disait déjà Bentham : « La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? » Oui, ils souffrent ; donc nous ne pouvons pas y rester indifférents.
Dans quelle mesure partagez-vous ce sentiment de compassion, et à partir de quel niveau d’engagement vous en séparez-vous ?
Je me sens moi-même partie prenante de ce mouvement ! Quand je vois des images d’élevages industriels, qui montrent le sort réservé aux poules, aux porcs ou aux vaches, dans des fermes immenses, je suis horrifié et j’ai envie de protester : on ne peut pas ne pas ressentir de compassion. Et il me paraît légitime que celle-ci suscite un engagement. Là où je me sépare de ce mouvement, c’est quand il en conclut à une égalité absolue entre les hommes et les animaux. Parce que cette pitié que nous éprouvons est, sauf exception, à sens unique. Si nous, les hommes, vivons les choses ainsi, c’est parce que nous ne sommes pas rivés à notre propre espèce. Levinas définit l’humanité comme « animalité raisonnable ». Cela signifie que nous ne sommes pas seulement des êtres persévérants dans leur être, que nous sommes capables de nous détourner de nous-mêmes pour d’autres – ces autres fussent-ils des animaux. Le propre de l’homme s’atteste dans cette inquiétude, et ceux qui, au contraire, en déduisent que nous sommes des animaux comme les autres se contredisent. Car si tel était le cas, nous n’aurions aucun souci des autres animaux. Ce n’est pas à ‘‘l’animal humain’’ que l’on peut demander de se sentir responsable des animaux.
Les militants ‘‘animalitaires’’ ne sont-ils pas davantage motivés par la haine des hommes que par l’amour des bêtes ? Rappelons que Hitler était un adversaire acharné de la chasse…
Non, je me méfie du point Godwin (rire) et de la reductio ad Hitlerum… Mais puisqu’il faut mettre les pieds dans le plat : je ne suis pas un adversaire de la chasse, parce que les chasseurs entretiennent un rapport
véritable à la nature et aux animaux, et que notre modernité a tendance à loger la cruauté en dehors d’ellemême, dans le passé de l’humanité. D’où la focalisation d’un certain nombre de militants sur la chasse ou la corrida. Pour ma part, je considère que ces combats ne sont pas prioritaires : nos modernes devraient plutôt faire le ménage dans le monde qu’ils ont créé. L’urgence, c’est l’élevage industriel, plus précisément nommé par Jocelyne
Porcher « production animale ». Là, il faudrait mobiliser tout le monde : écologistes, chasseurs, aficionados. Or on n’en prend pas le chemin. Cela étant, je ne me vois pas, moi-même, devenir chasseur. Je comprends le plaisir qu’il y a à se lever tôt le matin, à marcher dans la rosée, avec d’autres compagnons, en quête du gibier ; et je sais aussi que l’on rentre souvent bredouille… Mais l’idée de brandir un fusil, de viser une bécasse ou un sanglier et de presser la détente m’est totalement étrangère. Simplement, je ne veux pas faire la leçon aux chasseurs, et je refuse de les considérer comme des ennemis de l’humanité accomplie.
Vous n’êtes pas végétarien pour autant ?
Non, je n’ai pas renoncé à manger de la viande. Je ne mange pas beaucoup de gibier, mais pour des raisons de goût : cette viande est un peu trop forte… Cependant, j’ai conscience qu’il s’agit là d’animaux tués dans des conditions bien meilleures que celles que l’on observe dans les abattoirs. Cela n’a même rien à voir.
Il existe un dispositif législatif très ancien, initié dès la première Assemblée législative, en 1791, et renforcé à plusieurs reprises, de 1850 à 2015, qui protège l’animal. Que vous semble de la notion tout à fait impérialiste de ‘‘respect de l’animal’’ ? Qu’apporterait-elle de plus aux mesures de protection existantes ?
Je pense qu’un progrès a été accompli quand le Code civil s’est aligné, en
2015, sur le Code pénal et le Code rural, et a reconnu les animaux comme des êtres doués de sensibilité, non plus seulement comme des biens meubles. Ce faisant, le droit s’est aligné sur le sens commun, mais, s’il a fait quelques progrès, à quoi ceux-ci servent-ils ? Voici un passage d’un article d’un grand juriste, Jean-Pierre Marguénaud, intitulé ‘‘Qu’est-ce que le droit animalier ?” : « La soumission de l’élevage, des transports, de l’abattage, de l’expérimentation aux exigences de la rentabilité et à l’inflexible loi du marché mondialisé font qu’il n’y a sûrement jamais eu autant d’animaux souffrant aussi terriblement que depuis qu’il existe des lois pour les protéger. » C’est cela qui m’inquiète. La prise de conscience est massive, du moins en Occident, et, en même temps, ‘‘ça suit son cours’’. Les fermes-usines se multiplient. La France, avec sa ferme des mille vaches, est en retard sur la Chine, les États-Unis et d’autres pays européens. Voilà pourquoi je suis assez pessimiste. Le processus reste plus fort que le droit.
De quelles conséquences philosophiques et pratiques le mouvement antispéciste est-il porteur ? Vous en soulignez d’ailleurs les incohérences…
Oui. L’antispécisme porte un tort immense à la cause animale. Si l’on veut défendre les bêtes de manière cohérente, il faut s’affirmer spéciste. C’est une spécificité humaine que de se préoccuper du sort des animaux – ou des ‘‘autres’’ animaux, comme ils disent. J’espère donc que les antispécistes perdront la partie, que la cause animale, demain, sera plus intelligemment
défendue. J’observe que celle qui, philosophiquement, a donné ses lettres de noblesse à cette cause, Élisabeth de Fontenay, ne craint pas de se proclamer spéciste, et de défendre un certain propre de l’homme.
Je dis donc que c’est dans cette direction qu’il faut aller. Les antispécistes, dans leur radicalité, se donnent pour objectif de libérer les animaux. Deuxième incohérence : si vous libérez les animaux domestiques, vous les condamnez à la mort. Bien plus : si plus personne ne consomme de viande, on cessera de faire naître ceux que nous mangeons.
Donc, c’est un mouvement de libération qui vise, au bout du compte, à l’extinction des animaux non sauvages. C’est la principale incohérence. Et ce qui me gêne aussi, c’est que ces gens regroupent élevage fermier et élevage dit ‘‘industriel’’ sous la même catégorie : celle de l’exploitation. Ils ne font pas la différence ; d’où un clivage, un abîme entre ces militants et les paysans. Or, il me semble que c’est avec, sinon tous les éleveurs, mais certains paysans, que le combat doit être mené pour améliorer la condition animale.
Votre livre traite surtout de la relation entre l’homme et l’animal de rente ou de compagnie, animal qui se prête plus spontanément à l’assimilation anthropomorphique ou à la culpabilisation. Comment voyez-vous la relation de l’homme avec la faune sauvage, qui possède une singularité irréductible aux visées des antispécistes ?
Je ne parlerai pas d’anthropomorphisme pour désigner le rapport de l’homme aux animaux de rente. Une affection peut naître et même, dirait Jocelyne Porcher, une forme de « collaboration » entre les animaux de rente et les hommes (elle parle de « rapport historique de travail aux animaux »). Cependant, quand vous regardez une vache, vous savez que vous n’êtes pas une vache ; il n’y a pas moyen de vous identifier à elle, ni de vous projeter en elle. C’est une altérité douce. Certes, l’altérité de l’animal sauvage apparaît beaucoup plus radicale. Mais, en même temps, les animaux sauvages demandent de nous le même soin, la même protection. On sait que certains animaux qui constituent les big five sont menacés de disparition en Afrique, et je me souviens d’avoir lu avec émerveillement Les Racines du ciel de Romain Gary. Ce n’est pas de la projection anthropomorphique que de dire que les éléphants sont des animaux libres. Or, je n’aimerais pas habiter un monde dans lequel il n’y aurait plus d’animaux de rente, à cause des militants animalitaires, et où il n’y aurait plus d’animaux sauvages. L’idée que les éléphants ne puissent plus exister que dans des films ou des réserves serait insupportable. Nous nous dirigeons pourtant vers ça.
Oui, et l’on constate que le principal danger que court la faune sauvage, notamment en Afrique, ce n’est pas la chasse, c’est l’extension de l’emprise humaine aux dépens des animaux…
Le braconnage également, car il y a un trafic terrible, véritable industrie orchestrée en particulier par les Chinois, et qui frappe, entre autres, éléphants et rhinocéros. Nous sommes trop nombreux… Lévi- Strauss a dit que le principal problème écologique, c’est la surpopulation. La terre n’est pas faite pour accueillir dix milliards d’humains.
Certains antispécistes voudraient à terme éliminer le phénomène de la prédation chez les prédateurs eux-mêmes, transformer, par exemple, les lions en végétariens, ces fauves dussent-ils disparaître, parce que, moralement, disent-ils, on ne peut pas les laisser tuer les gazelles, ou autres proies. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ah, ils vont jusque-là ? Écoutez, il y a un passage biblique qui dit : « Le loup habitera avec l’agneau, et la panthère gîtera avec le chevreau… » On peut toujours rêver… (rire). Évidemment, cette remise en question de la loi naturelle par les antispécistes est grotesque. Comme ils ne veulent pas reconnaître la spécificité de l’être humain, ils envisagent de corriger toutes les espèces. Il faudrait corriger ses instincts. Nous, nous le pouvons ; les animaux, non. Il s’agit d’une contradiction – particulièrement loufoque – de l’antispécisme. Une de plus. Nous parlions de la viande : dans le livre, Élisabeth de Fontenay dit qu’elle pourrait manger de ce que l’on appelle la viande in vitro, « qui est un produit carné réalisé par des techniques d’ingénierie tissulaire à partir de cellules souches. » Moi, j’ai du mal à envisager cette espèce d’humanité hors sol que la technique nous prépare. Je crois qu’il faut faire une place à la nature dans ce qu’elle peut avoir de cruel, en acceptant ce qu’elle a d’irréductible.
Dans le livre, vous confiez avoir assisté à votre première corrida en 2012, à Nîmes. Sans être devenu un aficionado, vous dites avoir été, « à [votre] corps défendant, ébloui ». Or, à l’instar de celle de la corrida, l’existence de la chasse est sans cesse remise en question. A-t-elle, selon vous, toujours sa place dans le monde aseptisé qui est le nôtre, où la mort, comme l’avait expliqué Philippe Ariès, est l’ultime tabou, l’ultime pornographie ?
Baudrillard disait la même chose : « C’est la mort aujourd’hui qui est pornographique. » Mais il y a sans doute un autre tabou, dont on peut comprendre l’existence : celui du meurtre. Il s’agit en fait d’une extension abusive du ‘‘Tu ne tueras point’’. Les gens n’aiment pas la corrida parce que le taureau est mis à mort ; c’est un spectacle difficile, car souvent les taureaux sont très valeureux. Je crois qu’il en est de même pour la chasse. Je ne me sens aucune supériorité morale, mais je ne pourrais pas tirer
sur un oiseau par exemple, alors même que j’ai peur des oiseaux ! Ils me mettent mal à l’aise, au point qu’un jour un pigeon est entré chez moi, et que j’ai dû me cacher dans la pièce d’à-côté ! (rire) Mais la chasse est en effet une activité plurimillénaire, en partie à l’origine de la civilisation. Encore une fois, si l’on veut tourner la page de la chasse pour installer un peu partout des élevages concentrationnaires, on n’aura pas progressé : on aura régressé. Je plaide, au contraire, pour une coopération entre les militants éclairés de la cause animale et les chasseurs, pour une abolition progressive de l’élevage industriel. Et aussi, sans doute, pour la préservation des espèces sauvages menacées en Afrique. C’est dans ce sens-là que je m’oriente.
Des animaux et des hommes, sous la direction d’Alain Finkielkraut
(Éditions Stock/France Culture, 300 pages, 20 €).