Ancien élève de l’École normale supérieure, diplômé de Sciences Po Paris, journaliste au Figaro, Paul Sugy – 25 ans – a publié cette année, chez Tallandier, L’Extinction de l’homme, ouvrage absolument remarquable, au sein duquel l’auteur s’est intéressé aux formes, aux causes et aux conséquences de l’idéologie antispéciste. Au gré de quelque 200 pages d’une clarté impeccable, il montre en quoi, malgré la diversité des sensibilités qui le constituent, ce courant de pensée relève d’un vaste projet de déconstruction visant à la fois la notion de nature et celle d’humanité. Un premier livre que chacun devrait sérieusement méditer, et dont Paul Sugy a accepté de nous parler.

L’univers de la chasse vous est-il familier ?

Non seulement je ne chasse pas, mais la chasse m’a enquiquiné pendant une partie de ma jeunesse ! (rire) J’ai fait beaucoup de scoutisme, dans la Dombes, que j’adore, au nord-est de Lyon, région très hospitalière pour les scouts… sauf en période de chasse ! Quand j’appelais les propriétaires pour leur demander si l’on pouvait y aller camper, ils me répondaient : « Non, on fait une battue aux sangliers » ! Idem pour certains adolescents qui composaient ma troupe : entre le camp et la cynégétique, ils ne balançaient pas ! En fait, je n’ai connu la chasse que par procuration ; j’ai grandi plutôt à la campagne, non loin de gens qui eux-mêmes chassaient, et j’ai perçu chez eux quelque chose qui, moi, m’a manqué : une connaissance intime du milieu naturel et des espèces. Grâce à ces amoureux du monde sauvage, j’ai vite compris que la chasse est d’abord une façon d’approfondir le lien avec la vie des bois. De fait, j’aimerais beaucoup la connaître davantage.

Dans votre livre, vous distinguez antispécisme et véganisme. Qu’est-ce à dire ?

L’antispécisme renvoie à une idéologie, quand le véganisme est un mode de vie. Certes, tout antispéciste cohérent avec ses idées adoptera un mode de vie végane, mais je fais quand même la distinction, parce qu’on peut aussi être végane pour d’autres raisons : la préoccupation pour le climat, le fait que l’on gagnerait peut-être à manger moins de viande… Mais tel n’est pas mon sujet ; pour ma part, je me suis intéressé à l’antispécisme en tant qu’idéologie, ce qui ne renvoie pas seulement à l’adoption d’un mode
de vie végane. Qu’est-ce qu’être végane ? C’est s’abstenir, dans sa consommation personnelle, de tout produit d’origine animale : lait, poisson, viande, mais aussi tout ce qui résulte d’une expropriation du travail animal, conçue comme une forme de réduction en esclavage.

L’antispécisme est autre chose ; c’est une révolution morale qui considère que l’éthique ne doit plus reposer sur l’appartenance à une espèce, mais qu’elle doit prendre en compte les capacités des individus, et, en particulier, la capacité à ressentir la souffrance. Il ne peut plus y avoir de préférence pour le semblable, au sens où je préférerais toujours mon frère à un cochon, mais une égale considération pour les animaux capables de ressentir la douleur. Notre devoir éthique serait donc de minimiser la souffrance dans le monde animal, celui-ci incluant à la fois les ‘‘animaux humains’’, disent-ils, et les ‘‘animaux non humains’’, expressions qui soulignent l’idée que l’homme n’est qu’un animal comme un autre. L’antispécisme remet en cause la séparation radicale entre l’humain et l’animal, et nie que la vie humaine soit empreinte d’une forme de sacralité qui l’élève à une dimension culturelle ou spirituelle. Il s’agit donc d’une déconstruction de la frontière entre l’homme et l’animal, y compris au plan moral.

Vous soutenez qu’il est impossible de conférer la même valeur à la vie animale qu’à la vie humaine sans déprécier la seconde, « c’est-à-dire sans animaliser l’homme ». En quel sens ?

L’antispécisme désacralisant l’homme, je me suis demandé en quoi la vie humaine conservait, pour moi, une dignité plus grande que celle de la vie animale. Et j’ai réalisé qu’au fond il n’existe pas de moyen rationnel d’argumenter en ce sens, dans la mesure où la sacralité de la vie humaine n’est pas le produit d’une équation mathématique. À mes yeux, le grand danger de l’antispécisme est de nous faire croire que l’homme ne doit être appréhendé que comme un être matériel. De ce point de vue, l’antispécisme est cohérent, car si l’on ne considère que l’animalité de l’homme, celui-ci n’entretient avec le monde animal qu’une différence de degré, jamais de nature.

Donc, partant de l’idée que l’antispécisme n’est qu’une croyance visant à désacraliser la vie humaine, je prends, moi – et, je crois, l’ensemble de la civilisation dans laquelle nous vivons encore –, le parti de continuer à placer l’homme au centre du vivant. Les antispécistes font montre d’une profonde mauvaise foi lorsqu’ils entendent nous faire croire que défendre les animaux ne suppose pas de s’en prendre à l’homme : ne refusent-ils pas, a priori, de considérer la vie humaine en ce qu’elle a de proprement humain, c’est-à-dire sa faculté d’élévation grâce aux arts, à la spiritualité, aux formes politiques – tout cela étant irréductible à sa dimension animale, laquelle ne consiste qu’à perpétuer l’espèce et à satisfaire ses besoins naturels ? Comment ne pas voir que l’homme est seul capable de se hisser à la question du sens et du symbole ?

Par ailleurs, le monde que préparent les antispécistes, au sein duquel les intérêts des animaux seraient pris en compte à égalité avec ceux des humains, finira nécessairement par faire naître de graves incompatibilités : faudra-t-il demain, par exemple, élargir notre sécurité sociale et notre système hospitalier aux animaux sauvages ? Enfin, quid de la nécessaire régulation de certaines espèces ? À Strasbourg comme à Grenoble, des élus souhaiteraient que l’on cesse de dératiser pour privilégier des méthodes ‘‘douces’’ : déplacement de populations, castration chimique, etc. Il est fascinant de voir à quel point ces gens-là planent au-dessus des préoccupations les plus prioritaires : les problèmes posés par les rats relèvent de la salubrité publique… Une illustration parmi d’autres de la menace qu’encourent le bien-être et les droits des humains quand ceux des animaux sont considérés à égalité avec eux.

Autre thèse importante de votre ouvrage : antispécisme et écologie sont, selon vous, incompatibles, sinon contradictoires…

En fait, ce n’est pas très intuitif car, sur certains sujets – lutte contre la chasse, l’élevage intensif, etc. –, écologistes et antispécistes marchent main dans la main. Cependant, leurs philosophies sont très différentes – pour au moins deux raisons.

D’abord, l’écologie entend préserver l’environnement pour le bien des espèces mais aussi pour celui de l’homme d’aujourd’hui et de demain. Elle ne considère pas nécessairement que chaque être vivant est empreint d’une vie sacrée ; le plus souvent, elle a même conscience qu’un espace naturel est
le résultat d’équilibres qu’il faut tenter de maintenir, et donc que la vie et la mort des êtres sont un phénomène à la fois irréductible et légitime.

À l’inverse, l’antispécisme se moque de l’intérêt pour l’homme de vivre dans un espace abritant une biodiversité sauvegardée, et il se moque du bien des espèces. Seuls comptent les individus – en clair : pour lui, et en bon utilitariste, la morale impose de s’assurer que la somme du bien-être de tous les individus qui composent la nature soit la plus élevée possible, et cela quel que soit le nombre d’espèces représentées. Certains auteurs extrémistes proposent d’ailleurs d’éliminer de la surface de la Terre toutes les espèces sauvages qui seraient inadaptées à une forme de vie heureuse… Pourquoi ? Parce que, puisqu’elles souffrent, elles font baisser la somme de bien-être à travers le monde.

Seconde raison de l’hostilité de l’antispécisme à l’égard de l’écologie : sa récusation du concept de nature – qu’il n’est, du reste, pas le seul à soutenir. Depuis une cinquantaine d’années, en effet, nous sommes entrés dans une ère de la déconstruction qui entend faire de ce que nous considérions comme des universaux, ou des réalités naturelles évidentes, le résultat de préjugés inconscients : pour les apôtres de ce nouveau catéchisme, la réalité ne serait que le fruit d’artifices déployés par l’homme pour perpétuer sa propre domination. Ainsi les féministes nous expliquent-elles, par exemple, que la supériorité masculine – pourtant manifeste au plan du corps – serait la conséquence d’une construction machiste : certaines vont jusqu’à affirmer que le dimorphisme sexuel serait lié à une restriction volontaire de l’accès des femmes à la nourriture, orchestrée par les hommes de la Préhistoire ! De même, l’antispécisme ne voit la réalité naturelle que comme le fruit d’une volonté d’oppression de la part de l’homme, le concept de nature n’étant là que pour justifier sa prééminence sur le reste des animaux. Vision presque complotiste de l’histoire de l’évolution, car elle nie certaines réalités, et, notamment, le fait que c’est en commençant à chasser et à consommer de la viande que l’homme a développé son intelligence cérébrale…

Quelles conséquences cette récusation du concept de nature a-t-elle ?

Si tout est ‘‘construit’’, alors on peut construire un monde encore plus artificiel, où la puissance d’agir de l’humain serait complètement illimitée, et cela au seul nom d’impératifs moraux, quitte, par exemple, à préférer produire de la viande en laboratoire à partir de cellules cultivées in vitro, plutôt que de laisser paître les bêtes dans les verts pâturages. C’est ce que certains scientifiques nous préparent dans des startups californiennes ou israëliennes.

Au fond, il y a une convergence entre le transhumanisme, qui refuse la dimension mortelle de l’homme, et l’antispécisme, qui refuse la douleur, la violence et la mort : tous deux rejettent ce propre de la chair, qui est d’être périssable. Or, ce refus de l’ordre naturel passe en même temps par une hybris, c’est-à-dire une foi démesurée dans l’homme qui, par sa puissance technologique, serait capable de remédier à ces lois naturelles. Une telle alliance entre une révolution morale et une révolution technologique est effrayante, dangereuse ; c’est elle que l’on retrouve aujourd’hui à la Silicon Valley…

Qu’auriez-vous, à cet égard, envie de dire au monde de la chasse ?

Je crois d’abord que la chasse doit continuer à communiquer sur un aspect qui me paraît élémentaire : les chasseurs sont probablement parmi les meilleurs connaisseurs des milieux sauvages. Ils ont tout intérêt à mettre en avant leurs actions en faveur de la biodiversité, qui n’ont, loin s’en faut, rien à envier à celles des ‘‘défenseurs des animaux’’, lesquels, souvent urbains, connaissent généralement très mal le monde animal.

D’autre part, les chasseurs ont déjà presque perdu : vous n’êtes pas les seuls, mais vous appartenez à un monde qui est incompréhensible. Vos valeurs sont bien trop archaïques pour une époque qui ne jure que par la bienveillance, la préservation du bien-être, etc.

Vous opposez à ces concepts creux et dévoyés des traditions culturelles, des visions anthropologiques qui renvoient toutes au fond à cette seule question : quelle est la place de l’homme dans l’univers ? Une question qui, hélas, n’intéresse plus personne – alors qu’elle est selon moi décisive pour l’avenir de notre civilisation.

Aussi, parce que ce sont les idées qui gouvernent le monde, je crois vraiment qu’il faut réhabiliter l’idée de l’homme, l’homme avec un grand H. À cause de la pensée moderne, notamment de Descartes, l’animal a été quelque peu réduit à une caricature, à une sorte de robot doté de réflexes, contrairement aux Anciens, comme Aristote, qui étaient allés jusqu’à traiter de l’âme animale. Eh bien, certains penseurs contemporains, de nos jours, prennent un contrepied excessif des thèses cartésiennes pour avancer que l’animal est notre égal, et que nous n’avons aucune différence avec lui. Il y a un juste milieu entre les deux, qu’il faut retrouver, une approche nuancée du vivant qui, d’ailleurs, rendrait leur vraie place aux animaux, et aussi leur noblesse. Mais cela suppose de nous réconcilier avec l’histoire de notre civilisation, de rompre avec cette ‘‘haine de soi’’ qui nous habite particulièrement en Europe, cette détestation de tout ce que nous avons construit et qui nous place, à présent, devant la tentation de nous ‘‘régénérer’’ tout d’un coup par le fameux réflexe ‘‘inclusif’’ à l’égard de tous les Autres (or, il n’y a pas de tout autre plus étranger à nous-mêmes que l’animal).

Ensuite, je voudrais dire aux chasseurs et à toutes les personnes de bonne volonté qu’au fond les antispécistes se trompent de priorité. Notre société compte désormais plus de 10 millions de pauvres : n’est-il pas plus important de se soucier du bonheur et du bien-être de nos semblables, avant que de s’intéresser au sort des moustiques, comme le fait Aymeric Caron ? Il faut retrouver une forme de raisonnement par le bon sens, pas seulement par l’abstraction. Enfin, j’ai le sentiment que l’antispécisme
est en train de franchir un stade tellement abscons que beaucoup de gens qui jusque-là ne se sont pas préoccupés de cette évolution intellectuelle vont se dire que ça va trop loin. Manger un steak, ce serait perpétuer le génocide nazi, être complice de ceux qui, à Treblinka ou Auschwitz, ont gazé les Juifs ? J’ose croire qu’en étant si extrême, l’antispécisme va provoquer un sursaut défensif. Peut-être sera-t-il même l’occasion de rebâtir une civilisation plus en accord avec elle-même.